
La semaine dernière, j’exprimais en introduction de ma critique du concert des Petits Violons comment je me considérais chanceuse d’être mise en contact avec de jeunes apprentis musicien·ne·s à travers mes activités professionnelles. Encore aujourd’hui, je prends de nouveau conscience de la chance que j’ai – la chance d’avoir été présente pour l’extraordinaire prestation d’Abel Selaocoe à l’OSM hier soir, mais aussi, plus généralement, la chance de vivre cette époque de décloisonnement et de redéfinition de l’idiome artistique de l’orchestre symphonique.
L’expérience Abel Selaocoe, c’est avant tout une présence magnétique, entière et authentique. Le musicien navigue entre passages écrits et improvisation, il transitionne d’un jeu conventionnel du violoncelle à l’ajout de techniques étendues, à des types de chants variés, dont des chants de gorge, suivis de passages en voix de tête, tout en donnant des entrées à l’orchestre et, dans le dernier mouvement, en entraînant la foule dans un chant commun émouvant.
Il est également le compositeur, avec la contribution de l’arrangeur Benjamin Watergate, de l’œuvre présentée, Four Spirits. Le premier mouvement, MaSebego, rend hommage aux guérisseurs·euses traditionnels·les, dont la dame qui lui « a enseigné comment vivre ma spiritualité dans nos temps modernes, et qu’il existe d’autres réseaux auxquels se connecter que ceux de nos téléphones », comme il l’a expliqué en introduction. Dans Bana, signifiant enfants, c’est la curiosité de ceux-ci que le compositeur a voulu mettre de l’avant. La foi (Tshepo) à laquelle fait référence le troisième mouvement est une foi dans le potentiel du moment présent, tandis que le dernier mouvement (Simunye, ou Nous ne sommes qu’un), dans lequel le public est invité à chanter, célèbre la force de la communauté.
Bien que le titre de l’œuvre indique « pour violoncelle, voix et orchestre », il faudrait y ajouter « percussion », puisque Selaocoe est accompagné du percussionniste autrichien Bernhard Schimpelsberger, aux commandes d’une batterie impressionnante de percussions variées. Schimpelsberger en joue de façon raffinée et sensible, constamment alerte aux indications de Selaocoe. Il est à supposer qu’il a également contribué à la composition, un passage en duo vocal évoquant nettement les jeux rythmiques du konnakol, art vocal rythmique de la musique classique indienne, que Schimpelsberger a étudiée.

La foule survoltée ayant demandé un rappel, Selaocoe a amorcé une interprétation dépouillée de la « Sarabande » de la Troisième suite pour violoncelle en do majeur de J.S. Bach. À la reprise de la première partie, il a abandonné l’archet pour jouer pizzicato la structure harmonique de Bach, tout en improvisant vocalement par-dessus. Il a ensuite repris l’archet pour poursuivre la deuxième partie telle qu’écrite, mais à l’accord final, plutôt que de jouer la reprise indiquée, il a amorcé un nouveau chant, d’abord seul, intégrant ensuite les contrebasses de l’orchestre et finalement le public : conclure cette extraordinaire prestation autrement que par un nouveau moment d’union commmunautaire musicale aurait semblé inapproprié.
Comment compléter le programme, quand on a en position centrale une présentation aussi forte? L’OSM a choisi d’ouvrir par l’univers fantastique des cinq mouvements délicats de la Suite Ma mère l’Oye de Maurice Ravel. Xiang Zhang, cheffe solide et rassembleuse, y était un peu trop active, mais le résultat fonctionnait bien. Le vibrato d’Andrew Wan m’a semblé trop large dans le solo du « Jardin féérique », un aspect qui m’avait également frappée dans son solo de la Gaelic Symphony d’Amy Beach il y a deux semaines.
En deuxième partie, l’orchestre interprétait une sélection de mouvements extraits des deux suites Roméo et Juliette de Prokofiev. Après l’excitation de la première partie, la cheffe a eu de la difficulté à recentrer l’énergie. Le tempo choisi pour le célèbre mouvement des « Montague et Capulet » était un peu trop vif et l’orchestre ne suivait pas de façon homogène. Nonobstant cette remarque, de façon générale, les mouvements dynamiques ont mieux réussi à la cheffe que les mouvements lents ou intérieurs : les lignes chantantes restaient un peu verticales et manquaient de connexion (par exemple, dans la partie centrale du « Madrigal », dans laquelle Roméo et Juliette dansent ensemble pour la première fois). Les mouvements « Les Masques » et « La Mort de Tybalt », par contraste, ont été remarquables et ont même apporté une mini-révélation : dans aucune autre interprétation n’ai-je senti cette insouciance juvénile et surchargée d’énergie de trois jeunes hommes un peu trop sûrs d’eux, dont les fanfaronnades, dans « Les Masques », annoncent l’escalade incontrôlable menant à « La Mort de Tybalt ». Musicalement, la soirée aurait dû se conclure en apothéose avec ce déferlement sonore : même si narrativement, l’ajout du mouvement « Roméo au tombeau de Juliette » semble indispensable, l’enchaînement avec le mouvement précédent n’a pas fonctionné et a éteint l’intensité d’une soirée qui méritait de conclure en feux d’artifices. Des commentaires de membres du public glanés à la sortie ont confirmé cette impression.
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