Il reste une occasion dimanche après-midi de voir l’ambitieuse production de l’opéra Hamlet à la salle Wilfrid-Pelletier. Présenté pour la première fois à l’Opéra de Montréal, l’opéra d’Ambroise Thomas sur un livret adapté par le duo Michel Carré et Jules Barbier transforme la pièce de Shakespeare pour l’adapter au modèle du grand opéra français.
Du côté de la distribution principale, les deux éléments féminins se distinguent toutes les deux. Commençons par celle dont tout le monde parle : la prestation de Sarah Dufresne en tant qu’Ophélie dépasse tous les superlatifs. Les qualités de la chanteuse ontarienne ont continué à s’épanouir depuis que nous l’avons entendue dans le Carmina Burana de l’OSM lors de la Virée classique 2023. Sa voix agile possède à la fois du corps robuste et un timbre soyeux. Elle se joue des vocalises et des sauts vertigineux avec une précision stupéfiante. Sa scène de la folie à l’Acte 4 est un miracle absolu, qu’elle répète pourtant de fois en fois avec constance. Comme d’autres l’ont dit avant moi, ce moment, qui va rapidement passer à l’histoire, mérite à lui seul le prix d’admission. À notre avis, il est malheureux que la scène se conclut par une imagerie d’ascension, l’iconographie angélique accentuée par les branches de romarin arrangées en forme d’ailes : on en a un peu soupé des jeunes vierges pures ascendant au ciel à l’opéra (alors qu’ici le livret prévoit qu’elle se noit), mais la responsabilité de ce choix n’incombe pas à l’interprète.
La mezzo-soprano française Karine Deshayes, tenant le rôle de la reine Gertrude, fait également impression favorable par ses qualités vocales et dramatiques. Dotée d’une voix ample que la salle Wilfrid-Pelletier ne réussit pas à tamiser, Deshayes doit jongler avec plusieurs émotions simultanées, jouant la reine terrifiée que son complot soit découvert, la mère tendre et inquiète pour son fils et la femme mûre cherchant une alliée auprès de la jeune amoureuse. Toutes ses scènes sont justes et appuyées sur une prestation vocale irréprochable.
La prestation d’Elliot Madore dans le rôle-titre est plus complexe à évaluer. Le baryton est constamment sollicité aux limites extrêmes de ce qu’il a à offrir, ce qui ne lui laisse pas de marge de manœuvre pour hausser l’intensité au fil du déroulement de l’intrigue. Sa voix moins large que ses contreparties va à contre-sens des rapports de force entre les personnages : quand la reine Gertrude cherche à retenir Ophélie en lui disant « Il t’aime! », le « Non! » de Hamlet devrait retentir plus fort et supplanter les efforts de sa mère, ce qui n’est pas le cas. Il s’agit pour Madore d’une première fois dans ce rôle exigeant et constamment exposé : son interprétation acquérera probablement plus d’aisance avec le temps, apportant la fluidité manquant actuellement. On se pose quand même un peu la question pourquoi le rôle lui est incombé, alors que l’un ou l’autre de nos excellents barytons québécois n’aurait pas eu à surmonter les problèmes de prononciation perceptibles chez l’Ontarien.
Nathan Berg et Alain Coulombe jouent les deux frères royaux, le premier vivant (sauf à la toute fin) et coupable, l’autre mort et spectral. Berg, de sa voix ample bien placée, joue un roi stoïque dont les remords montent à la surface une fois son crime démasqué par son neveu/beau-fils. Coulombe, dont la voix de basse semble prendre racine dans les profondeurs de l’enfer, fait un spectre idéal, bien que sous-exploité (Thomas fait psamoldier son spectre sur une seule note la plupart du temps). Curieuse décision d’établir un contact physique entre Hamlet et le spectre de son père, accordant une nature corporelle consistante à celui-ci.
La distribution est complétée par d’autres membres solides et bien choisis pour leurs rôles respectifs, soit Antoine Bélanger en Laërte, Alexandre Sylvestre en Horatio, Matthew Li en Polonius et Rocco Rupolo en Marcellus. Le Chœur de l’Opéra de Montréal fait également excellente figure vocalement, ses interventions caractérisées par une présentation sonore et homogène.
Dans la fosse, Jacques Lacombe, seul participant de la production à avoir déjà monté l’opéra, mène efficacement l’Orchestre Métropolitain, faisant résonner trombones solennels et violoncelles menaçants, sans oublier le premier solo de saxophone de l’histoire de l’opéra.
Mise en scène
De façon générale, la mise en scène montrait un parti pris pour une organisation scénique relativement statique, en particulier dans les scènes impliquant le chœur, alors qu’on se serait attendu à ce que ces effectifs soient mis à profit pour amplifier le sentiment régnant. En particulier, à la révélation faite par Hamlet du rôle de son oncle dans la mort du roi, le chœur réagit en chantant « Nous tremblons d’effroi », tout en restant sur place sans bouger. À plus grande échelle, ce statisme avait pour conséquence d’accentuer l’organisation de l’opéra en petits numéros successifs, donnant en première partie occasionnellement l’impression d’une série de vignettes enchaînées.
La scénographie imaginée par Frédérick Ouellet fait un usage ingénieux de pans de décors tridimensionnels mobiles, agencés pour représenter différents lieux du château d’Elseneur, de la crypte funéraire à la salle de réception aux chambres à coucher à des scènes extérieures et de retour – Shakespeare et l’opéra ont la mort fréquente en commun – à la crypte funéraire. Les très beaux costumes de Sarah Balleux s’inspirent des silhouettes médiévales tout en étant intemporels.
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