Yannick Nézet-Séguin et l’Orchestre Métropolitain ont présenté dimanche après-midi un concert d’ouverture de saison ambitieux et mémorable. Prenant comme à l’habitude le micro en début de concert, le chef a partagé sa vision de ce programme original envisagé comme une sorte de messe décomplexée avec grand orchestre, chœur, quatre solistes (Latonia Moore, soprano; Jennifer Johnson Cano, mezzo-soprano; Limmie Pulliam, ténor; Ryan Speedo Green, basse) et orgue. La soirée s’ouvrait par une œuvre contemporaine inédite, Mamachimowin d’Andrew Balfour, enchaînée sans interruption ni applaudissements avec l’ultime symphonie de la tradition romantique-germanique : la Neuvième symphonie de Bruckner, couplée en fin de cérémonial avec son Te Deum pour orchestre et chœur.
Au sujet de ce choix particulier, ouvrons une petite parenthèse.
Le dilemme particulier de la Neuvième
Anton Bruckner est un compositeur dont l’œuvre demeure remplie de mystères et de défis, même après plus de 250 ans de présence dans les salles de concert du monde. La dimension même de ses symphonies, qui peuvent dépasser 90 minutes en concert, en combinaison avec un langage marqué par une intensité inouïe de modulations et — surtout à partir de la huitième symphonie — la déconstruction de plus en plus radicale de la tonalité classique, sont des aspects difficiles à gérer pour un public non initié. Les instrumentistes souffrent des exigences parfois extrêmes au niveau de l’exécution. Les chefs doivent en outre composer avec le choix des versions d’exécution, car il y en a jusqu’à trois par symphonie …
Dans cet univers, la Neuvième symphonie de Bruckner possède un statut particulier. Dernière œuvre symphonique du maître autrichien, elle est demeurée inachevée, le compositeur ayant écrit les trois premiers mouvements trois ans avant sa mort sans toutefois pouvoir compléter le finale, sur lequel il travailla jusqu’au dernier jour de sa vie. Plusieurs pratiques se sont établies face au dilemme de cette œuvre magistrale et inachevée. Aujourd’hui, la vaste majorité des exécutions en concert se limite aux trois premiers mouvements. Certains chefs s’aventurent dans des versions « complétées » basées sur des esquisses ayant été soigneusement éditées dans les dernières décennies, sans qu’aucune version ne fasse l’unanimité, notamment car la dernière partie — apothéose non seulement de la symphonie mais de l’œuvre entière de Bruckner — est demeurée complétement manquante.
Une autre pratique ayant perduré du début du 20e siècle jusqu’aux années 1970 consiste en l’enchaînement du Te Deum, œuvre religieuse pour chœur et orchestre que Bruckner avait écrite 15 ans avant sa mort, après le troisième mouvement. Cette pratique fut longtemps justifiée par la volonté de Bruckner même, comme le suggèrent certains témoignages (au demeurant fort contestés) de l’époque.
Quoi qu’il en soit : de nos jours, ni la tradition ni le dessein original de l’artiste ne dictent la façon de présenter une œuvre, même si le respect impose la considération des intentions du compositeur – la question est esthétique, non pas dogmatique, ce qui ne la rend que plus intéressante.
Une introduction plus que réussie
Le programme d’hier débuta donc avec la pièce Mamachimowin (signifiant en langue crie « L’art de chanter des louanges ») du compositeur Andrew Balfour. L’œuvre symbolise le sentiment d’ambivalence des autochtones envers le catholicisme et la confrontation de leur spiritualité avec un réel sentiment de foi chrétienne. Dès les premiers murmures aléatoires du chœur (préparé par François A. Ouimet et Pierre Tourville), évoquant une communauté en prière, se déploie une pièce épurée d’une grande beauté, portée par des choristes présents et les cordes graves à l’orchestre dans un langage inspiré du minimalisme. La pièce transmet de façon fascinante cet état d’esprit complexe dans lequel fluctuent les principes opposés de l’introspection et de la déclamation, de l’espoir et de la peur, de la vie et de la mort. L’œuvre marquante se termine sur un ré joué à l’unisson, menant sans interruption aux premières notes de la Neuvième symphonie.
La symphonie
Yannick Nézet-Séguin possède un long historique avec Bruckner; l’enregistrement de cette même Neuvième symphonie sur ATMA avec l’OM date de 2008. Ce qui resonnait déjà à l’époque est également présent ce soir, soit l’adhérence à une vision très prononcée des différents blocs qui constituent les mouvements de l’oeuvre. Contrairement aux lectures « monolithiques », Nézet-Séguin met en relief les ruptures dans la partition avec des changements abruptes de tempos, qui paraissent pourtant tout à fait organiques. Cette approche, qui contribue à rendre l’interprétation dynamique, pose néanmoins des défis importants à l’orchestre, notamment aux cordes qui peinent occasionnellement à suivre les intentions du chef, surtout dans le premier mouvement.
Le deuxième mouvement brille surtout par un excellent trio au milieu, où le choix d’un tempo relativement modéré donne un caractère particulièrement lumineux à ces instants de gaieté au milieu du chaos harmonique du scherzo.
Le troisième mouvement — l’adagio — est une longue contemplation qui traverse les plus divers états d’esprit, culminant en trois climax de couleurs et de tonalités de plus en plus sombres. Dans ce mouvement, la musique symphonique de tradition romantique atteint un niveau d’abstraction et de déconstruction inouï, avec des développements d’une radicalité sans pareil.
Le dilemme paradoxal
Et nous voici devant le dilemme paradoxal de la soirée : l’œuvre qui suit ce monument, le Te Deum, est d’un autre monde. C’est d’abord celui de la musique chorale, avec des possibilités beaucoup plus réduites au niveau de l’abstraction harmonique; c’est également celui de la musique sacrée, qui posait certaines limites même à l’éternel ambitieux qu’était Bruckner. En d’autres termes, malgré la fascination d’ampleur qu’exerce le Te Deum avec orchestre, chœur, orgue et solistes, sa substance et son langage musical ne semblent pas à la hauteur des dimensions transcendantes de l’adagio de la Neuvième symphonie.
Cela n’enlève rien à la très bonne performance du chœur et notamment à celle du baryton-basse Ryan Speedo Green. Le caractère triomphal, notamment de la fin du Te Deum avec son accord final simplissime, nous ramène brutalement sur terre — quel paradoxe, vu la vocation de l’œuvre. Aussi bon qu’il soit, on ne sert pas un Beaujolais après le Bordeaux.
Après réflexion, une deuxième œuvre dans le style de Mamachimowin – ou même sa répétition! – aurait peut-être été à considérer.
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