La 91e saison de l’OSM s’est ouverte en soulignant avec le plus grand faste possible le 150e anniversaire du compositeur autrichien Arnold Schoenberg. Pari audacieux, relevé avec succès! Comme nous le rappelle un humoriste dans une capsule promotionnelle, Schoenberg n’a pas fait que du dodécaphonisme. Et puis, nous savons que « le Schoenberg post-romantique » et Rafael Payare font la paire et qu’en y ajoutant l’OSM, il convient presque de parler de sainte trinité!
L’œuvre choisie était évidemment les Gurre-Lieder, une œuvre de jeunesse qui visite généreusement l’héritage de Wagner et qui concourt avec Richard Strauss et Gustav Mahler tout en se forgeant une singularité remarquable par son orchestration, ses suspensions tonales de plus en plus étendues et par la fameuse technique du chant-parlé (Sprechgesang). Le faste tient quant à lui à sa durée, environ 100 minutes, et à ses effectifs de plus de trois cents musiciens et choristes.
Tout d’abord, chapeau bas à l’équipe artistique qui, attentive à son public, prend soin de lui tendre la main pour l’accompagner dans une aventure musicale qui demeure exigeante. L’ajout d’un narrateur (Mani Soleymanlou) qui nous résume l’argument des première et troisième parties dans une prose légère mais efficace, de même que les sobres changements d’éclairages (conçus par Anne-Catherine Simard-Deraspe) qui soulignent les ambiances du récit, contribuent favorablement à l’expérience du concert. Cela est aussi appuyé par une mise en scène très simple qui coordonne bien le ballet des entrées et des sorties des solistes. Tout est fait avec retenue et finesse, sans à-coups, temps morts ou maladresses.
Le deuxième aspect sous-jacent à l’interprétation de l’œuvre et qui a sans doute fait l’objet d’une attention particulière est celui de la configuration acoustique choisie. Sur le papier, la conjonction des effectifs et de l’enceinte de la Maison Symphonique converge vers un très grand risque de saturation. Payare a choisi de tirer un maximum de rideaux et d’abaisser le plafond pour réduire la réponse impulsionnelle au maximum. Résultat : avec une salle comble, l’orchestre n’a pratiquement plus d’écho mais le chef possède une plus grande marge de manœuvre dans ses variations d’intensité.
Si le problème de la saturation a été évité, la dureté des bois, le perçant des cuivres, la tonitruance des timbales et le manque de chaleur des cordes aigues en ont été les conséquences. Rien de fatal mais il y a pourtant un compromis possible qui exige de la direction musicale un contrôle plus rigoureux des nuances et qui ne peut pas se permettre de lâcher les fauves à chaque fortissimo. Dans les Gurre-Lieder, tout est déjà inscrit implicitement dans l’orchestration; c’est elle qui dessine le profil des intensités et elle ne requiert que peu ou pas d’emphase. En outre, cela aurait aussi évité de couvrir les solistes qui ne pouvaient tout simplement pas rivaliser avec les nombreux déchaînements que Payare inspirait à l’orchestre.
Ceci dit, l’approche du chef demeure très enivrante. Les trois moments de musique orchestrale ont fait entendre des tempos toniques et fluctuants comme l’exige la partition. L’orchestre nous a fait quelques culbutes (flûtes, timbales et cors dans 1er volet) mais la précision n’a fait que s’accroître et tout était bien en place pour les très exigeantes pages qui accompagnent Klaus-Narr (Stephan Rügamer) et le Récitant (Ben Heppner) à la fin du troisième volet. Payare a aussi profité de tout le déploiement de l’oeuvre pour moduler son approche stylistique : très attentif au débit des solistes, il a sculpté les sinuosités de la partition en arrière-plan avec beaucoup de limpidité et on sent que c’est la connexion mahlérienne qui nourrit ses préférences.
La distribution vocale chargé de porter le récit était, à une exception près, extraordinaire. À tout seigneur tout honneur, rendons grâce au ténor héroïque Clay Hilley qui nous a offert une interprétation très inspirée, faite à la fois d’une fragile tendresse (Waldemar mit Tove Stimme et Du wunderliche Tove, bouleversant), de furie et de rage (Roß!, mein Roß! et Herrgott weißt du Waldemar même si l’orchestre était souvent trop fort) et qui n’a jamais placé sa partition entre le public et lui. Son instrument vocal est un trésor rare qui combine à la fois des graves au timbre barytonal, un médium lyrique souple et des aigus dramatiques qui se déploient autant dans une douceur frémissante que dans une puissance au cuivre doré.
On ne peut pas en dire autant de sa partenaire, la soprano Dorothea Röschmann qui a pourtant gravé des bijoux chez Schumann et Berg. Il faut dire d’emblée que le rôle de Tove composé par Schoenberg est très difficile et que sa réussite dans l’interprétation tient presque du miracle. C’est à travers quatre courtes chansons qu’elle doit convaincre en couvrant un large éventail dramatique sans être envahie par l’orchestre. Malheureusement, elle n’est pas tout-à-fait lumineuse dans O, wenn des Mondes Strahlen, on la sent un peu bousculée dans ce qui devrait être une charmante et légère valse viennoise (Sterne jubeln) et ses interactions avec Waldemar (Nun sag ich dir zum ersten Mal) sont entravées par une partition qu’elle ne quitte que trop rarement du regard. Mais la grande déception se présente à nous dans l’impardonnable finale du Du sendest mir einen Liebesblick où le timbre des aigus devient alors criard.
Le passage le plus bouleversant de l’œuvre, témoignage du génie incontestable du compositeur, survient dans le récit de la mort de Tove par la tourterelle des bois (Stimme des Waldtaube). Moment de grâce réussi alors que la mezzo-soprano Karen Cargill fait totalement corps avec Payare et construit patiemment une tension vive qui explose dans un parfait calibrage (Weit flog ich, Klage sucht’ich und den Tod!). Tout y est: les graves profonds et envoûtants, des aigus éclatants (un peu ouverts) et une présence scénique qui dépasse même celle de Hilley, ce qui n’est pas peu dire. Est-ce que ce n’était pas là le moment idéal pour proposer l’entracte?
Le paysan du baryton Thomas E. Bauer, lui aussi concentré sur son texte et quelque peu en lutte avec le tempo de Payare, était remarquable dans sa diction et par la couleur de ses aigus. Le numéro bouffon du ténor Stephan Rügamer en Klaus-Narr était une spectaculaire démonstration de cohésion rythmique avec l’orchestre et son timbre plus léger convenait au caractère burlesque de son personnage. Enfin, moment de grande émotion (un autre!) lorsqu’apparaît sur scène l’immense Ben Heppner en récitant (Sprecher) pour nous raconter comment la nature reprend ses droits. Son parlé-chanté est original et diversifié, il fait entendre des inflexions vocales typiques à cette technique mais aussi parfois du chant classique. En toute circonstance il s’assure de garder un contact direct avec le public et il prépare patiemment le lever du soleil que chanteront ensuite les 200 choristes!
La préparation du choeur par Andrew Megill fut exemplaire, en témoigne une prononciation très précise et un bon équilibre entre les registres. Même la disposition des femmes sur les côtés ne nous a pas semblé rompre l’homogénéité de l’ensemble. L’acoustique sèche de la salle nous a permis de bien distinguer les entrées de l’énorme contrepoint des trois choeurs d’hommes (Gegrüßt, o König), une véritable révélation! Par contre, bien que le finale ait été mené de mains de maître, le manque de chaleur dans le son ne nous a pas permis d’atteindre l’extase tant attendu.
L’oeuvre, gigantesque et très complexe, exigera toujours des compromis. Dans ce parcours qui mène à des choix souvent difficiles pour concilier ses contradictions internes, Rafael Payare a fait preuve d’une intelligence et d’une cohérence qui force l’admiration. Souhaitons qu’il ne faille pas attendre encore 18 ans pour pouvoir la revisiter et y découvrir encore des richesses insoupçonnées.
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