
Ma collègue chez Luwig van Toronto Anya Wassenberg a publié aujourd’hui cette lettre ouverte à l’intention du premier ministre Mark Carney, que je reproduis ici dans sa traduction française.
Lettre ouverte au Premier Ministre Mark Carney
Cher Monsieur le Premier Ministre,
Il y a quelques semaines, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer une photo de vous sur mon fil d’actualité. Vous assistiez à un concert de Lang Lang au Centre national des Arts, à Ottawa, et vous posiez aux côtés du directeur musical Alexander Shelley.
Vous sembliez passer une agréable soirée — ce dont je ne doute pas. Lang Lang, Alexander Shelley et l’Orchestre du Centre national des Arts sont tous des artistes exceptionnels.
On vous décrit comme un défenseur des arts, et au cours de votre campagne électorale, vous avez promis des investissements accrus dans le secteur culturel, par l’entremise de diverses agences. Depuis, nous avons tous pris conscience que l’économie canadienne fait face à de nouvelles pressions et en juillet, vous avez demandé à vos ministres d’identifier des secteurs précis où les dépenses gouvernementales pourraient être réduites de 15 % au cours des trois prochaines années. Le mot « austérité » est brandi fréquemment etainsi que des effets qu’auront ces coupes « sur tout le monde ».
Celles et ceux d’entre nous qui œuvrent dans le domaine des arts et de la culture anticipent déjà la suite des événements. Historiquement, ces secteurs figurent parmi les premiers touchés lors de compressions budgétaires. L’éducation musicale, pour ne nommer que cet exemple, a été décimée au cours des deux dernières décennies au Canada.
Or, réduire les investissements dans la culture est une décision imprudente, fondée sur un raisonnement fautif. Permettez-moi de le démontrer.
Économie
Puisque votre formation est en économie, commençons par là.
Selon le rapport Métiers d’art récemment publié par la Chambre de commerce du Canada, la contribution directe du secteur des arts et de la culture au PIB s’est chiffrée à 65 milliards en 2024, et s’élève à environ 131 milliards de dollars, si l’on tient compte de l’impact total des secteurs sur l’ensemble de l’économie canadienne.
À titre de comparaison, l’industrie sidérurgique contribue à environ 4 milliards de dollars et emploie 24 000 personnes. En juillet dernier, vous avez annoncé de nouvelles mesures pour soutenir ce secteur à la suite des tarifs imposés par les États-Unis.
Vous avez également mis en place un Fonds de réponse stratégique (FRS) de 5 milliards de dollars pour aider les entreprises à s’adapter au nouvel ordre mondial, ainsi qu’une augmentation de l’Initiative régionale de réponse tarifaire à 1 milliard de dollars, destinée à soutenir les petites et moyennes entreprises.
Des mesures d’aide ont aussi été prévues pour les secteurs du canola, de l’agriculture, du bœuf et des produits de la mer, ainsi que pour des programmes de formation et de reconversion professionnelle.
Le secteur des arts et de la culture croît plus rapidement et soutient davantage d’emplois par dollar investi que tous les secteurs mentionnés ci-dessus.
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Le secteur des arts et de la culture a connu une croissance d’environ 8 % au cours des trois dernières années, contre 4 % pour l’économie canadienne dans son ensemble.
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Les exportations culturelles ont doublé depuis 2011, surpassant celles du pétrole et du gaz, du commerce de gros, du commerce de détail, de la construction et du secteur manufacturier.
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Le secteur soutient des centaines de milliers d’emplois et génère plus de 100 milliards de dollars de PIB.
Et pourtant, il ne bénéficie d’aucun soutien concret à l’heure actuelle, et doit au contraire craindre des coupes à venir.
Cohésion sociale
Comme le souligne la Chambre de commerce du Canada, la valeur des arts et de la culture dépasse largement leur poids économique, aussi considérable soit-il.
Participer à la culture — même simplement en tant que membre du public — renforce la cohésion sociale, un effet bénéfique dont notre pays n’a jamais eu autant besoin.
Cette idée est d’ailleurs appuyée par la recherche scientifique : assister à un concert ou à une représentation audiovisuelle n’est nullement une expérience passive. Même dans le monde de la musique classique occidentale, où le public est traditionnellement assis en silence dans une salle sombre, les battements de cœur et les rythmes respiratoires des membres du public tendent à se synchroniser entre eux et avec le rythme de la prestation.
Les arts sont une expression de ce que nous sommes en tant que société : bien que cela puisse sembler être une notion abstraite, les conséquences d’une population désunie deviennent chaque jour plus évidentes.
Les arts et la culture nous rassemblent — physiquement et mentalement.
Je suis certaine que vous avez remarqué les foules qui célébraient les victoires des Blue Jays de Toronto pendant les séries éliminatoires. Avez-vous noté qu’elles chantaient et dansaient ?
Voilà un exemple concret de ce principe à l’œuvre. Ne serait-il d’ailleurs pas encore mieux que ce qu’elles chantent soit d’origine canadienne?
Éducation musicale
L’éducation musicale a été négligée au point d’avoir pratiquement disparu de nombreux systèmes scolaires. Il n’est pas exagéré d’y voir un échec collectif : celui d’une société qui ne soutient pas ses générations futures et qui n’en favorise pas adéquatement le développement.
Car, une fois encore, les bienfaits de l’apprentissage du chant ou d’un instrument dépassent largement le cadre d’un récital étudiant ou de la formation de futur·e·s membres d’orchestre.
De nombreuses études scientifiques ont démontré une forte corrélation positive entre l’apprentissage d’un instrument et l’amélioration des compétences cognitives générales ainsi que celles en lecture et en calcul.
D’autres études ont documenté les bénéfices non musicaux liés à la participation à des orchestres de jeunes : soutien émotionnel pendant l’adolescence, développement des aptitudes sociales, de la pensée critique, accroissement de la discipline personnelle et de la capacité de résilience.
Des données comparables existent pour les arts visuels, l’écriture et d’autres disciplines artistiques.
Combinés à la cohésion sociale qu’ils favorisent, ces avantages représentent une occasion exceptionnelle d’aider nos jeunes tout en contribuant à bâtir une société plus forte.
Conclusion
Je citerai, pour conclure, la présentation du rapport de la Chambre de commerce du Canada :
« Le secteur des arts et de la culture génère 29 dollars d’activité économique pour chaque dollar d’investissement fédéral. C’est un rendement extraordinaire qui s’ajoute aux avantages sociaux que le secteur génère », déclare Andrew DiCapua, économiste principal à la Chambre de commerce du Canada. « Pourtant, nous observons des tendances inquiétantes en matière de financement public et privé. Si nous voulons maintenir la compétitivité culturelle du Canada et exploiter tout le potentiel économique de ce secteur, nous avons besoin d’un investissement soutenu et stratégique. »
En vous demandant d’investir dans les arts et la culture au Canada, c’est dans notre pays entier que nous vous demandons d’investir.
Cette lettre d’opinion a été rédigée par Anya Wassenberg, rédactrice en chef de Ludwig van Toronto. Dans cette traduction française par Béatrice Cadrin, les renvois ont été modifiés pour mener vers la version française de la même référence ou, dans le cas d’études parues en anglais, vers des textes en français rapportant les résultats de ces études. La version d’origine en anglais de la lettre rédigée par Anya Wassenberg peut être consultée ici.
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