
Le ministère de la Culture et des Communications du Québec a publié son intention de retirer du Registre du patrimoine culturel du Québec le violon Stradivarius nommé Des Rosiers et l’archet Tourte qui y est associé. Les instruments y avaient été inscrits en 1978, après être passés des mains du grand violoniste Arthur LeBlanc à celles d’Angèle Dubeau, alors âgée de quinze ans.
Selon le texte de l’avis, signé le 12 septembre 2025 par le ministre de la Culture et des Communications Mathieu Lacombe, le ministre « détermine que ces objets ne présentent plus un intérêt public justifiant le maintien de leur statut juridique. »
Tout n’est pas joué, cependant, car l’avis note également « que toute personne intéressée peut, dans les 60 jours de la transmission du présent avis, faire des représentations auprès du Conseil du patrimoine culturel du Québec » et que le ministre « prendra l’avis du Conseil du patrimoine culturel du Québec sur l’opportunité de procéder au déclassement de ce bien patrimonial ».
Le Stradivarius Des Rosiers a été fabriqué en 1733, alors que le célèbre luthier était âgé de 89 ans. Il porte le nom de la famille Des Rosiers de Lyon, qui en a été propriétaire à partir d’une date non spécifiée jusqu’en 1911. Selon le récit publié dans Antonio Stradivari, His Life and Instruments (1961) par William Henley, l’instrument aurait échappé de justesse à la destruction lors de la Révolution française, alors qu’un jeune caporal l’aurait sauvé des mains de la foule assaillant un château. Le violon a eu une meilleure issue que son sauveur, qui a été puni par la guillotine pour son geste vaillant.
L’introduction de ce violon dans l’histoire culturelle du Québec se produit beaucoup plus tard. Le violoniste Arthur LeBlanc, que Radio-Canada décrivait en 1985 comme « sans conteste le plus grand violoniste canadien de tous les temps », était en manque d’un instrument de niveau lui permettant de poursuivre sa carrière internationale. Son instrument précédent, un Guadagnini, avait tristement été détruit lors d’une bête chute sur la glace sur la Grande Allée de Québec le 18 novembre 1941. Atterré, le violoniste vedette n’avait pas été en état de donner son récital prévu le soir même au Palais Montcalm de Québec.
Des amis et mécènes, soutenus par la Société du Bon Parler français et le Sun Trust, ont fondé en 1946 le Comité national pour le violon d’Arthur LeBlanc. Le Comité s’est chargé de lancer une campagne de souscription publique afin de récolter les fonds nécessaires à l’achat du violon Stradivarius Des Rosiers et d’un archet Tourte dénichés chez un luthier de New York.
L’achat des deux instruments représentait une dépense de 27 000 $, soit l’équivalent de plus de 390 000 $ en argent d’aujourd’hui (sans prendre en compte l’augmentation en valeur des instruments). Des appels à contribution ont été publiés dans des journaux de différentes villes québécoises, expliquant l’intention du Comité que l’instrument soit transmis à d’autres violonistes québécois ou canadiens méritants après LeBlanc :
« En même temps [que ce violon] continuera à glorifier la carrière d’Arthur Leblanc, notre illustre maître du violon, ce véritable et unique trophée national se transmettra de virtuose en virtuose. » – « Un violon Stradivarius pour Arthur Leblanc », L’écho du St-Maurice, 27 février 1947, p. 1
« Mais il convient de rappeler [l’]oeuvre [du Comité national du violon d’Arthur LeBlanc] au public, afin que soit complétée le plus tôt possible la souscription qui garantira le séjour permanent dans le monde artistique canadien d’un instrument de musique de toute première valeur. » – « Le « Violon Arthur LeBlanc » », Le devoir, 17 septembre 1947, p. 5
« Le violon ainsi financé deviendra instrument national qui sera transmis par la suite au violoniste le plus méritant et le plus doué de chez nous. » – « Comité du violon Arthur Leblanc dans notre ville », Le nouvelliste, 8 mars 1947, p. 9
Malgré les efforts du Comité, la campagne de souscription n’a pas eu le succès escompté. L’homme d’affaires de Sorel Ludger Simard, président des Marine Industries Ltd et fidèle mécène d’Arthur LeBlanc, a fourni les plus de 20 000 $ manquants, faisant en sorte que le grand violoniste puisse finalement prendre possession des instruments (violon et archet) qui lui étaient destinés.
Ces instruments le suivront pendant les vingt ans que durera encore sa carrière active, et continueront de provoquer des émotions fortes même après qu’il ait été éloigné de la scène depuis plusieurs années. En effet, en 1975, ses deux violons, le Stradivarius et un Stanley de 1927, ainsi que les archets de valeur qui les accompagnaient, ont été volés de la demeure de l’artiste sur l’Île d’Orléans, une mésaventure qui a défrayé les manchettes. Heureusement, les instruments ont été retrouvés intacts 17 jours plus tard. Bien que les journaux de l’époque en attribuent la découverte à un coup de fil anonyme révélant l’emplacement des instruments, un jugement rendu à la Cour supérieure du Québec le 13 juillet 1987 fait état d’une rançon de 3 000 $ payée à parts égales par Gertrude Gravel, l’épouse d’Arthur LeBlanc, et par Les Placements Tracadie Limitée, compagnie déclarée en 1987 comme étant la propriété des héritiers de Ludger Simard. (Le film Le violon d’Arthur de Jean-Pierre Gariépy, coproduit par les Productions du Fado et l’ONF en 1991, s’inspire largement de ces événements.)
À peine quelques années plus tard, en 1977, la jeune et prometteuse Angèle Dubeau vient de compléter ses études au Conservatoire à l’âge de 15 ans et est à la recherche d’un instrument à la hauteur de ses aspirations professionnelles. Comme elle le raconte elle-même dans une entrevue parue dans l’édition de mai-juin 2022 de la revue Strings magazine, ayant eu vent qu’Arthur LeBlanc se retirait définitivement de sa vie de concertiste, la famille Dubeau a appelé tous les A. Leblanc inscrits au bottin téléphonique de la Ville de Québec pour le retrouver et arranger une rencontre entre le violoniste de l’ancienne garde et la jeune espoir en début de carrière.
Impressionné par le jeu de Dubeau, LeBlanc lui accorde l’usage de son précieux Stradivarius. Jules Dubeau, le père d’Angèle, et Arthur LeBlanc concluent une première entente de location, transformée le 13 octobre 1977 en promesse de vente en faveur des Entreprises Paganina, dont Jules Dubeau est le président. En 1987, Angèle Dubeau et sa mère Juliette ont déclaré que le violon avait été aquis pour une somme de plus de 150 000 $. Selon les précisions contenues dans le jugement de la Cour supérieure, les paiements étaient faits sous forme de rente viagère au montant de 8 000 $ par année, versée à Arthur LeBlanc ou à ses héritiers en cas de décès, pour une période n’excédant pas vingt ans de la date de la signature de la promesse de vente.
La propriété de l’instrument a cependant été remise en question par les héritiers de Ludger Simard dans les années 1980. Ceux-ci soutenaient qu’Arthur LeBlanc n’en était pas le réel propriétaire et n’avait par conséquent pas le droit de vendre l’instrument acheté pour lui par le Comité du violon d’Arthur LeBlanc, dont Ludger Simard était le fondateur et contributeur principal. Les demandeurs réclamaient que le violon et l’archet leur soient remis.
L’affaire était compliquée par le fait que le dit Comité n’a jamais été ni enregistré ni incorporé, ne lui donnant aucune existence légale. Similairement, il n’existe pas de document clarifiant les termes de l’entente entre le Comité et Arthur LeBlanc par rapport à la propriété et aux conditions d’usage du violon. Au mieux se trouve-t-il dans les documents déposés dans la preuve un dépliant produit par le Comité intitulé Un Stradivarius authentique, septre [sic] national de nos virtuoses. Le document du jugement de la Cour supérieure cite les passages suivants du dépliant : « LE COMITÉ NATIONAL DU VIOLON « Arthur Leblanc » a ainsi fondé une institution permanente destinée à consacrer et à récompenser, tour à tour, dans l’avenir nos plus brillants artistes du violon. » Le texte du jugement poursuit : « Sous la photo de monsieur Arthur Leblanc, à l’intérieur du dépliant on y voit la mention « premier récipiendaire » ainsi que la phrase suivante: « Un beau STRADIVARIUS qui vaut plusieurs fois son pesant d’or a été trouvé, acheté et remis à notre virtuose par les mains du COMITÉ. » »
En rendant son jugement en faveur de la famille Dubeau, le juge Vital Cliche s’appuie sur le comportement de Ludger Simard, qui n’a de son vivant jamais indiqué qu’il se considérait le propriétaire du Stradivarius; sur la bonne foi des acheteurs, convaincus d’avoir affaire au réel propriétaire de l’instrument; et sur l’échéance du délai de prescription de trois ans à partir de la date de dépossession, dans ce cas-ci correspondant à la date du début de la location ou de la vente.
C’est donc entre les mains d’Angèle Dubeau, qui lui donne le petit nom d’Arthur, que le précieux violon a pu continuer de charmer les publics du Québec et d’ailleurs pendant presque cinquante ans, jusqu’au jour où la soliste réputée a annoncé sa retraite forcée due à une blessure sans rémission. C’est cet instrument qui peut être entendu sur les nombreux enregistrements primés de la violoniste, entre autres avec le groupe La Pietà qu’elle avait fondé.
Angèle Dubeau n’était pas disponible pour commenter le déclassement de son instrument aux fins de cet article.
Registre du patrimoine culturel du Québec
Le Registre du patrimoine culturel du Québec, dont le Répertoire du patrimoine culturel du Québec est l’outil de diffusion en ligne, a pour objectif de renforcer la conservation et la mise en valeur du patrimoine culturel et scientifique.
Le classement d’un bien patrimonial permet de reconnaître la valeur patrimoniale du bien, d’assurer sa protection ainsi que de favoriser sa connaissance et sa transmission aux générations futures. Le gouvernement analyse chaque proposition selon des critères précis, évaluant la valeur d’intérêt public suscité par la connaissance, la sauvegarde, la transmission ou la mise en valeur des biens, et si les biens sont susceptibles d’enrichir le corpus des biens patrimoniaux déjà classés et de constituer un legs reflétant l’histoire et le caractère de la société québécoise.
N’importe quel individu ou municipalité peut présenter une proposition de classement d’un bien patrimonial en soumettant les formulaires appropriés, ou présenter des arguments s’opposant à un déclassement en faisant une demande d’audition.
Une fois qu’un bien est classé au Répertoire, il devient nécessaire d’obtenir une autorisation avant d’effectuer des travaux, de l’acquérir, de le vendre ou de le céder. Le ou la propriétaire d’un bien patrimonial a de surcroît la responsabilité de préserver sa valeur patrimoniale et de le maintenir en bon état; de tenir compte de sa valeur patrimoniale lorsque des interventions ou des travaux sont envisagés; et de transmettre un avis préalable de vente 60 jours avant la vente d’un bien classé ou d’un immeuble situé dans un site patrimonial classé.
Dans le domaine musical, le Répertoire du patrimoine culturel du Québec comprend plusieurs immeubles à vocation de diffusion de concerts ou d’enseignement de la musique, des livres de musique de valeur historique, du mobilier et des instruments. Parmi ces derniers, on compte de nombreuses orgues et quelques pianos, ainsi que des instruments plus surprenants, dont un instrument à cordes pincées provenant du Sénégal. Seulement deux violons sont répertoriés, soit un violon et un archet de fabrication non spécifiée appartenant à la Société du patrimoine religieux du diocèse de Saint-Hyacinthe, et, pour l’instant encore, le violon Stradivarius Des Rosiers et l’archet François Tourte.
ERRATUM – La graphie du nom de famille d’Arthur LeBlanc a été corrigée pour intégrer le B majuscule, sauf dans les citations où le texte original employait la minuscule.
Inscrivez-vous à notre infolettre! La musique classique et l’opéra en 5 minutes, chaque jour ICI.
- CRITIQUE | Roomful of Teeth à la Salle Bourgie : Une soirée manquant de mordant - 3 décembre 2025
- PORTRAIT | Rudolf Lutz et le Chœur de la Fondation Bach de St. Gall en première nord-américaine au Festival Bach - 2 décembre 2025
- NOUVELLE | L’OSQ et le Conservatoire de Québec resserrent leurs liens par un partenariat officiel - 28 novembre 2025