
L’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) et Rafael Payare terminaient leur saison avec Das Lied von der Erde (Le chant de la terre) de Mahler, poursuivant le cycle mahlérien entamé par le chef. Ce n’est étonnamment pas le monument vocal et symphonique du compositeur autrichien qui retiendra l’attention. On aurait souhaité une soirée qui se construit, où chaque nouvel élément successif participe à un chemin exaltant vers une apothéose. Eh bien non, on aura eu le chemin inverse! Ce n’est pas tant que le point culminant était décevant, mais que les éléments les plus mémorables auront été placés au début du parcours musical.
Première partie autochtone
En phase avec certaines conceptions philosophiques du Chant de la terre, l’OSM a passé deux commandes à des artistes (presque tous) autochtones, créations proposées en première partie du concert. Avant de laisser la place à ces créations, une courte cérémonie de teueikan, tambour innu, a été proposée sous la gouverne de Charles-Api Bellefleur. Car oui, le concert est une forme de cérémonie, un rituel aux visées spirituelles qui se veut à l’image d’un humanisme universel. Alors tant qu’à convoquer des voix autochtones à cette cérémonie, autant les inviter à y participer en intégrant leurs rituels aux nôtres. C’est surprenant, hors du commun, mais cela fait partie de l’échange et du partage, et enrichit ainsi chaque communauté.

You Can Die Properly d’Ana Sokolović vise juste et touche les cœurs. Le texte signé Michelle Sylliboy aborde le drame des enfants autochtones arrachés à leur famille pour être placés dans des pensionnats desquels ils et elles ne sont jamais revenu·e·s. Cela aurait pu être outrancièrement dramatique, mais l’intelligence des artistes aura été de concevoir l’œuvre comme une élégie funèbre. Dans la spiritualité autochtone, la mort n’est pas une fin en soi, mais une étape dans l’évolution de l’âme. Or cette étape se doit d’avoir le rite funéraire approprié. Pour tous ces enfants qui n’ont pas été adéquatement accompagnés dans la mort, ce poème et cette musique offraient ce rite, prenaient en charge ce cheminement spirituel, non pas dans la rancœur, mais dans une bienveillance douce et chaleureuse, sans pour autant évacuer toute tristesse.
La qualité de l’inspiration musicale et le propos du texte – chanté en langue Mi’kmaq et illustré par des hiéroglyphes traditionnels à cette langue, projetés en direct – plaçaient la barre haute! La suite du concert, pourtant imbue de ses propres qualités, pâtissait face à la puissance de cette création.
Poésie et musique
Pour la seconde création, Un cri s’élève en moi de Ian Cusson, c’est le texte de la poétesse Natasha Kanapé Fontaine qui marque l’imaginaire. L’aspect tellurique qui le rattache au Chant de la terre s’exprime dans la force vitale du cycle de la vie porté par les femmes autochtones. Un vers frappe l’esprit : « Je suis le poème de l’existence. » C’est dire à quel point que la poésie était ici l’essence du propos. La partition d’Ian Cusson – efficace, très bien orchestrée et au langage consonant des plus accessible – accompagnait bien le texte, mais ne le transcendait nullement. La charge émotive était certes moindre après l’œuvre de Sokolović, mais nous ne boudions pas notre plaisir pour autant. C’était une création d’une qualité notable.
On a confié à deux interprètes autochtones les partitions vocales : Emma Pennell qui a chanté l’œuvre de Sokolović avec une profondeur viscérale, et Élisabeth St-Gelais qui portait l’œuvre de Cusson à bout de bras, soutenues par un OSM engagé et surtout par la direction respectueuse et attentive de Rafael Payare.
Un anti-sommet comme plat de résistance
Après la pause, place au Chant de la terre. On aurait souhaité que toute cette cérémonie mène à l’apothéose : le résultat aura été bien, sans plus. Il faut quand même souligner les forces vives de l’orchestre : cuivres et vents splendides, qui donnaient de la saveur et du mordant à de nombreux passages de la partition. L’interprétation de Payare manque peut-être un peu de liant, de déploiement sur la grande forme, mais il dynamise plusieurs passages dans un esprit dramatique, voire théâtral, tout au service du texte que la musique transcende ici avec éloquence.
La distribution vocale était étonnante dans la mesure où le meilleur côtoyait le pire. Non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas vraiment le pire (l’expression est facile mais n’est pas judicieuse ici), mais plutôt des faits parfois incohérents ou divergents qui surprennent et qui ne convainquent pas toujours.

Le ténor Nikolaï Schukoff a la voix pour ce type de partition. Il a aussi l’esprit cabotin et goguenard, ce qui peut être adéquat, mais avec modération. Le dosage était ici très inégal, parfois au détriment de la partition. On pourrait mettre ça sur le dos d’une proposition d’interprétation très personnelle, ça passe encore. Mais lorsqu’il ne chante pas, Schukoff s’exprime immodérément par un langage corporel presque de mauvais goût. Assis durant les mouvements destinés à la mezzo, il bouge au gré de la musique, en ressent chaque inflexion, quand il n’est pas carrément en train de se tourner vers le pupitre des violons pour les observer en pleine action!
Je reste mitigé face à cela. Je comprends que la musique puisse nous faire vivre des émotions telles que le corps y réagit physiquement (et je suis certainement parmi ceux qui le vivent ainsi), mais dans le décorum du concert, ce chanteur attirait l’attention sur lui alors que le propos était ailleurs.
Cet ailleurs, c’est la mezzo américaine Michelle DeYoung, qui chante cette partition depuis de nombreuses années. Elle offre certes une interprétation imprégnée de maturité, mais sans surprise. La voix est belle, bien que pas toujours égale dans la projection, et la chanteuse surjoue certains passages par des mimiques et des mouvements superflus. Pas autant que son collègue masculin, mais on croirait qu’elle se laisse un peu influencer par ce dernier, volontairement ou non!
On aurait espéré un crescendo vers ce sommet du répertoire qu’est le Chant de la terre, mais ce ne fût pas le cas. L’émotion du début du concert n’aura pas été égalée ou surpassée par la suite. Nous avons eu droit à une performance de qualité sans être marquante.
Capté en direct pour medici.tv, le concert sera diffusé le 4 juin sur Mezzo. Je serais curieux de savoir ce que l’équipe de diffusion aura choisi de montrer aux téléspectateurs …