
Le 23 janvier dernier, Christophe Huss, critique musical au journal Le Devoir, a publié son appréciation d’un récent concert de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM), avec pour œuvre principale la Symphonie no 8 de Dvořák (1889), précédée par Archora, de la compositrice islandaise Anna Thorvalsdottir (2023), et du Concerto pour violon no 1 de Bruch (1866); la partie de violon solo était assurée par le jeune violoniste afro-américain Randall Goosby. Disons les choses simplement : M. Huss n’a pas aimé. Ça arrive. En revanche, ce qui me chiffonne dans cette critique, c’est que, non content de soulever des problèmes proprement musicaux qui se justifient sans doute, M. Huss y accole une critique de ce qui lui apparaît comme LE problème de ce concert – symptomatique selon lui de l’ensemble de la programmation annuelle de l’OSM : son inscription soi-disant irréfléchie dans la mouvance « Équité, Diversité, Inclusion » (EDI), laquelle vise à accorder plus de visibilité aux femmes et aux minorités racisées (notamment) dans les programmations artistiques. D’emblée, je dirais qu’en la matière, j’ai déjà vu plus radical que ce programme comme proposition. Mais ce qui m’apparaît hautement problématique dans la critique de M. Huss, c’est que l’EDI y semble porteuse de toutes les tares en musique classique : M. Huss la présente comme un dogme appliqué avec conformisme et sans discernement, générant de mauvais concerts, et surtout, M. Huss insinue qu’elle serait responsable des problèmes d’affluence qui, mêlés à une conjoncture financière peu favorable, auraient concouru aux annulations de concerts récemment annoncées par une autre institution montréalaise, l’Orchestre Métropolitain (OM). L’OSM n’a qu’à serrer les fesses s’il se maintient sur cette voie, si l’on en croit M. Huss.
La critique des questions de « diversité » n’est pas nouvelle dans le corpus journalistique de M. Huss. Sans procéder à une revue de littérature exhaustive de la question, soulignons qu’en 2021, il se penchait déjà sur les aspirations décolonisatrices de certaines institutions d’enseignement supérieur en musique, et qu’en 2022, il avait rapporté les résultats d’une étude de l’Institute for Composer Diversity (ICD) sur l’évolution du répertoire des orchestres américains, notamment en regard des œuvres composées par des femmes et des personnes issues des minorités racisées. Après un compte rendu factuel des statistiques relevées par l’ICD, qui dénotaient une diversification manifeste des répertoires, M. Huss y était allé d’une réflexion plus personnelle dans laquelle il se demandait si cette diversification ne devenait pas un dogme, qu’il percevait notamment dans la manière dont l’ICD « édictait dogmatiquement », pour reprendre ses termes, des recommandations pour approfondir et pérenniser la diversification du répertoire classique.
Je ne nie absolument pas le fait qu’actuellement, les questions d’équité, de diversité et d’inclusion sont instrumentalisées (en anglais, on dirait tokenized) dans toutes les strates de l’écosystème artistique, généralement par des institutions qui les utilisent de façon superficielle et complaisante, que ce soit pour satisfaire les exigences des bailleurs de fonds ou pour faire bonne impression. Dans la plupart des cas, cette instrumentalisation est bien visible, voire ostentatoire, et se révèle artistiquement peu convaincante. J’ose espérer que, sur le fond, c’est cette instrumentalisation que M. Huss tente de décrier dans ces critiques. Mais le ton est parfois si virulent et méprisant qu’il est difficile d’y voir autre chose qu’une posture réactionnaire assez difficile à justifier.
Parallèlement, mon argument ne vise pas non plus à laisser entendre qu’il faudrait faire preuve de complaisance envers les programmes musicaux qui incluent des œuvres de créateur·trices minorisé·es. J’ai moi-même été parfois assez dure dans mes propres critiques sur certaines de ces productions. J’ai aussi applaudi à tout rompre pour d’autres d’entre elles, juste parce que c’était beau et que ça marchait, parce qu’on y croyait, parce qu’on avait l’impression de s’élever collectivement, de vivre quelque chose d’autre, ensemble. Je pense notamment à la création de l’opéra La Flambeau, du compositeur d’origine haïtienne David Bontemps avec l’Orchestre classique de Montréal (OCM), en 2023, ou encore à celle de l’œuvre Nunami Nipiit, de l’artiste inuit Elisapie, avec l’OM en 2022.
Je serai donc claire ici : les productions faisant entendre des voix marginalisées ont le droit d’être à la fois bonnes et mauvaises, au même titre que toutes les autres. Je dirais même qu’il s’agit d’une condition sine qua non de l’atteinte de l’équité en arts : quand ces productions pourront réussir comme échouer, sans qu’on leur rappelle systématiquement qu’elles sont là parce que ce sont des « productions EDI ».
Je reviendrai enfin brièvement sur la question de la mobilisation des publics, à laquelle M. Huss semble considérer que l’approche dite « EDI » nuit. L’affluence du public – ou pour être plus précise, le manque de cette affluence – est un enjeu bien réel, qui concerne tous les domaines de la musique, et même, j’oserais dire, des arts vivants. Conséquemment, en faire porter le fardeau aux programmes de concerts et aux artistes qui essaient de nous proposer autre chose que les éternels sentiers battus du canon occidental est pour le moins réducteur. Inversement, quand certaines propositions musicales parviennent à attirer un autre type de public que celui qu’on est habitué de voir dans les salles de concert, il arrive à M. Huss de faire montre de préjugés pour le moins consternants. Je rappelle à cet effet la critique qu’il avait faite d’un concert de la pianiste franco-haïtienne Célimène Daudet à la Salle Bourgie, le 23 mars 2023. Le critique reprochait à la pianiste, et je cite, de n’avoir « pas vraiment compris le contexte de son concert et le public auquel elle s’adressait », lequel était présenté comme « métissé, pour grande partie composé d’un public de la diaspora haïtienne peu rompu aux récitals de piano » (c’est moi qui souligne). Plus tôt, M. Huss avait par ailleurs qualifié Daudet de « jeune fille talentueuse de bonne famille », oblitérant le fait qu’elle est une artiste professionnelle tout à fait accomplie. Le professeur émérite de musicologie Claude Dauphin s’est chargé de rétablir les faits dans un excellent article publié sur le blogue de la Chaire de recherche du Canada en musique et politique, rappelant que, oui – et c’est fou de penser qu’une telle intervention fût nécessaire –, le public de la diaspora haïtienne est tout à fait apte à apprécier un concert de musique classique, et ce, sans qu’on lui « raconte des histoires », comme le suggérait M. Huss de façon, disons-le, assez paternaliste.
J’écris ce texte à titre de mélomane, de musicologue, mais aussi de critique musicale, avide de nouvelles propositions et, oui, d’une diversification des voix qui se font entendre sur nos scènes, incluant celle de la musique dite savante ou classique. Écrire une critique est un acte d’autorité incontestable et je prends ce mandat très au sérieux, parce que je suis consciente que les mots ont un poids. J’espère en ce sens avoir ouvert un espace de discussion que je considère essentiel, qui concerne finalement le pouvoir que nous nous donnons lorsque nous écrivons sur la musique. Il s’agit pour moi d’une composante fondamentale de l’évolution des pratiques artistiques. Le monde change, les arts aussi, et je crois fermement que la critique doit participer activement de cette transformation.
Catherine Harrison-Boisvert
Musicologue, enseignante, critique musicale