
Pour lancer sa 59e saison, la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ) a concocté un hommage à la compositrice finlandaise Kaija Saariaho, mais plutôt que de présenter un concert monographique, on y retrouvait deux œuvres québécoises qui résonnent aux préoccupations de cette dernière. Car au-delà des perspectives esthétiques, c’est le rapport au temps qui tisse un fil d’Ariane à travers ce programme solide, logique et pertinent.
Pour échapper au temps, les compositeurs de la mouvance minimaliste, plus particulièrement Steve Reich et Philip Glass, ont usé de la répétition rythmique et de ses déphasages pour créer cet état hypnotique si particulier. Les compositeurs du présent programme ont exploité une autre conception pour envoûter l’auditeur. En construisant et en nourrissant des œuvres d’un flux musical constant, à la fois riche et limpide, ils ont créé des moments hors du temps, comme un rivage où le mouvement des eaux et des vagues évolue sans début ni fin. Ainsi s’enchaînait au cours de la soirée des moments d’éternités, des parenthèses au cœur de nos vies mouvementées.
On ne le dira jamais assez, il y a chez nous des compositeurs extraordinaires dont la musique gagnerait à être écoutées plus souvent. Keiko Devaux et Hans Martin sont de cette trempe. En paraphrasant la célèbre chanson, il est bon de se rappeler qu’on a mis des compositeurs au monde, on devrait peut-être les écouter!
Stance de Hans Martin
Présenté en création, Stance de Martin, pour chœur d’enfants et ensemble instrumental, est un petit bijou enjôleur : un mouvement méditatif, presque une transe, où le poème de Claude de Pontoux (poète français du XVIe siècle) est prétexte plus que contexte. La structure anaphorique du poème voit son amplification musicale se déployer dans des gestes simples (on y reconnaîtra des techniques d’écritures héritées des musiques anciennes), mais enveloppés dans un écrin tout contemporain et nourris par des sonorités feutrées, sensibles et vibrantes. Avec une phrase répétée doucement tout au long de l’œuvre, constamment variée par les timbres et par les collusions harmoniques, on croirait vivre la même expérience qu’à l’écoute du Cantus à la mémoire de Benjamin Britten d’Arvo Pärt, mais ici teinté d’une mélancolie méditative certes moins dramatique quoique tout aussi profonde dans l’inspiration. On en veut plus et on a hâte de découvrir les prochaines œuvres de ce jeune compositeur à la démarche singulière et inspirante.
Arras de Keiko Devaux
Avec Arras de Keiko Devaux, on a affaire à une œuvre solide, auréolée du prix Juno de la Composition classique en 2022. On retrouve la finesse d’écriture typique de la compositrice dans une œuvre qui, paradoxalement, est aussi kaléidoscopique que profondément unie. Dans un continuum sonore qui se déverse avec grâce, la compositrice fait intervenir diverses inspirations qui s’y unissent à merveille. Ce qui impressionne dans cet amalgame, c’est l’émotion qui se dégage du discours : en aucun cas les transformations du matériau ne sont prétextes à de stériles démonstrations techniques, mais bien au contraire, elles concourent à faire vibrer l’auditeur d’une émotion sincère et profondément humaine, à la fois personnelle et universelle. Un véritable tour de force!
Kaija Saariaho
Quant à la compositrice hommagée du concert, Kaija Saariaho, nous avons eu droit à l’une de ses plus grandes réussites : Lichtbogen. Datant du milieu des années 80, l’œuvre s’inspire des aurores boréales. La partition déploie dans des gestes amples, telles de grandes respirations, des couleurs tantôt chatoyantes, tantôt brillantes, à l’image de ces lumières mouvantes à la mystérieuse beauté que la musique reflète avec une justesse admirable. À la tête de l’Ensemble de la SMCQ, Cristian Gort offrait une interprétation équilibrée entre l’analyse cérébrale de la partition et sa réalisation tout en douceur et en sensualité.
Toujours de Saariaho, Jardin secret I a été diffusé, un choix de programmation très heureux car nous n’avons pas souvent la chance d’entendre de la musique électroacoustique dans un concert de musique instrumentale. Or, il est extrêmement pertinent pour une compositrice qui a abordé les deux médiums avec un bonheur égal de faire côtoyer ces deux types de démarche. La cohérence de sa vision créatrice à travers deux médiums qui peuvent sembler antinomiques y est remarquable. Sensualité et finesse des couleurs sonores ont fait de ce jardin secret un pendant tellurique à Lichbogen.
Les Petits chanteurs du Mont-Royal et leur directeur Andrew Gray étaient invités non seulement à interpréter la création d’Hans Martin, mais aussi à chanter en ouverture et en fermeture de concert la pièce Horloge, tais-toi!, dans sa version originale pour chœur et piano puis dans une version pour petit ensemble instrumental. Avec cette œuvre espiègle et goguenarde, Saariaho dévoilait avec ludisme une obsession face au temps, symbolisé par les sons d’une horloge. Une obsession qui côtoie l’angoisse de la mort, car le temps qui s’écoule nous rappelle inévitablement notre finitude. Chanté par des enfants et dans des mots d’enfant (le poème est d’ailleurs signé par le fils de la compositrice), cette réflexion comi-tragique sur le temps venait clore un périple sonore palpitant et pertinent.

Projections vidéo
Un mot sur l’habillage du concert. Chaque œuvre était couplée à une projection vidéo créée pour l’événement. Si les qualités intrinsèques de ce travail de vidéographe sont notables, il est légitime de se questionner sur leur raison d’être dans un concert où la totalité des œuvres musicales n’a pas été conçue pour accompagner une telle projection. Pour Lichtbogen, des projections d’aurores boréales accompagnaient la musique, telle une version de luxe d’une soirée des Grands Explorateurs consacrée à la Finlande. Quant à Horloge, tais-toi!, la vidéo narrative rappelait quelque peu l’histoire d’Alice au pays des merveilles. Et pour le reste du programme, des images plus abstraites se déployaient, avec un intérêt inégal par rapport à la musique jouée sur scène.
On y décèle un désir de rendre plus vivant et plus accessible ce répertoire, voire de créer une œuvre d’art totale, alliant sons et images. Pour légitime que soit cette démarche, elle n’est pas encore convaincante. Peut-être que la conception d’un tel projet devrait se développer plus en amont avec les créateurs. On se rappellera que ce type de démarche était l’une des signatures distinctives de l’ECM+ et de Véronique Lacroix. Or la vision de cette dernière s’était étalée sur de nombreuses saisons, permettant de développer et de raffiner une recette gagnante où musique et autres médias trouvaient leur place légitime dans des spectacles conçus dans cette optique. Pour le présent concert, on a l’impression qu’on cherche encore la recette.
Mais ce regard critique ne doit pas entacher les magnifiques souvenirs imprégnés chez le public de ce concert. Retenons surtout un programme de grande qualité qui, le temps d’une soirée, nous aura permis d’échapper au temps avec délice et suavité.
Inscrivez-vous à notre infolettre! La musique classique et l’opéra en 5 minutes, chaque jour ICI
- CRITIQUE | Jenůfa à l’Opéra de Montréal : retour triomphal d’un opéra incontournable - 25 novembre 2025
- NOUVELLE | Des œuvres inédites de Purcell retrouvées parmi des documents juridiques - 9 octobre 2025
- CRITIQUE | Ouverture de saison à l’OSM : Entre enfer et damnation, des lueurs célestes - 18 septembre 2025