Pour lancer l’intégrale des mélodies de Schubert (répartie sur quatre ans : il y en a plus de 600, tout de même!), l’équipe de la Salle Bourgie a fait appel à l’Orchestre de l’Agora et à son chef Nicolas Ellis, qui a concocté un concert-concept original et particulièrement gratifiant.
Tout d’abord, soulignons le paradoxe : Schubert n’a composé que des lieder pour piano et voix. Le lieder symphonique ne prendra son envol que sous la plume de Mahler et de Richard Strauss, soit plusieurs décennies après la mort de Schubert et du côté de la mélodie française, Les Nuits d’été de Berlioz (premier cycle symphonique de mélodies) composé en 1841, sera orchestré en 1856. C’est dire que ce type de répertoire est loin d’être une pratique courante du vivant de Schubert. Or le potentiel symphonique de ces partitions a inspiré de nombreux compositeurs, et non les moindres, pensons à Brahms, Berlioz, Offenbach, Liszt, Reger, Webern, Britten …
Il y a certes une exception à la règle : il est généralement admis que la Romanze composée en 1823 pour la musique de scène de Rosamunde, Princesse de Chypre de Helmina von Chézy soit inscrite à la liste des lieder de Schubert, ce qui en fait le seul lied orchestré de sa main. D’ailleurs, le célèbre Entracte no 3 de Rosamunde était au programme de ce concert, mais pas la Romanze. On nous la réserve peut-être pour un autre concert orchestral d’une saison subséquente (car le répertoire des lieder orchestrés est encore vaste. Il y a de la matière à explorer!).
Voici donc l’essence de ce concert : des lieder orchestrés dialoguant avec des œuvres symphoniques de Schubert. Et ce qui structure le tout est un texte de la main du compositeur, récité avec une sobriété juste par le comédien Émile Proulx-Cloutier, relatant un rêve qui comporte (de façon troublante) les grands thèmes qui animent l’œuvre de Schubert. Le flot musical nous plonge dans ce parcours onirique, esthétique et philosophique dévoilant la profondeur du compositeur viennois. Un parcours qui fait place aux moments de lumière (la si jolie Cinquième symphonie, trop peu jouée), mais aussi à ceux de détresse profonde (la Symphonie inachevée). Les lieder choisis sont plutôt sérieux, voire dramatique (Erlköning et Der Zwerg, sombres et terrifiants à souhait), et lorsqu’ils ont un apparat de légèreté, ce n’est finalement que pour couvrir un drame en filigrane.
Le concept fonctionne bien parce qu’il n’est pas appuyé. La musique parle d’elle-même, et le texte offert en narration dirige notre écoute et nous permet de (re)découvrir Schubert au regard de ses afflictions, fussent-elles réelles ou rêvées. L’union de l’art et de la vie, préoccupations typiquement romantiques, devient ici limpide tout en évitant l’écueil de certains clichés. La soirée est construite avec flair et sensibilité, sans tape à l’œil ou effet théâtral étayé.
Il faut cependant accepter que les mouvements symphoniques deviennent dans ce contexte des univers indépendants. Ainsi, de la Cinquième symphonie, nous n’avons entendu que les trois premiers mouvements, dans le désordre. À la vue de cet agencement au programme imprimé, on craignait le pire, mais force est d’admettre que si l’on accepte cette approche, le flot musical proposé dévoile sa propre dramaturgie et rend l’expérience captivante, inspirante, et stimulante.
La mezzo-soprano Ema Nikolovska a offert des interprétations sensibles et justes. Le timbre de sa voix trouvait des compléments radieux au sein de l’orchestre, dont les couleurs riches (clarinettes moelleuses, cors chaleureux) et les textures diaphanes (l’orchestre était bien petit, avec une section de cordes presque chambriste) étaient tout à fait adéquates pour conserver l’intimité que ces œuvres requièrent. La direction agile et souple de Nicolas Ellis mettait en relief les subtilités des partitions. En usant de contrastes dynamiques bien dosés, il donnait un panache à ces œuvres qui nécessitent un certain sens du drame pour dévoiler leur plein potentiel.
Un mot final pour souligner la présence au programme de trois orchestrations commandées au compositeur canadien Ian Cusson, qui s’inscrit dans la logique des propositions de Webern (clarté des timbres, légèreté des textures), sans verser dans la vigueur quasi outrancière de Berlioz (son orchestration d’Erlköning brasse autant que sa Symphonie fantastique!). Il a d’ailleurs exploité les trombones et les bassons avec originalité et théâtralité dans Frühlingstraum, extrait du Winterreise.
Cette intégrale des lieder est donc bien lancée. Il faudra observer les propositions suivantes pour voir comment un tel répertoire sera bonifié par les collusions des œuvres au programmes et par l’intelligence et la musicalité des artistes invités. Mais force est de constater que ce premier concert ouvre le bal avec panache!
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