par Catherine Harrison-Boisvert
Samedi soir, le Festival de Lanaudière accueillait pour une troisième année consécutive l’ensemble mythique de musique baroque Les Arts florissants, dirigé par le non moins mythique William Christie. L’ensemble y présentait son interprétation du semi-opéra de William Purcell, The Fairy Queen (1692), avec les chanteur·euse·s du Jardin des Voix – l’académie lyrique biennale des Arts florissants – et les danseur·euse·s de la troupe Käfig, dirigé par le chorégraphe pionnier du mouvement hip hop Mourad Merzouki, également metteur en scène de cette production.
The Fairy Queen est une œuvre en 5 actes inspirée du Songe d’une nuit d’été, de William Shakespeare (1595). La trame narrative du Songe n’est pas explicite : les airs s’enchaînent sous forme de tableaux qui viennent souligner le déroulement, en soubassement, du drame, lequel fait s’entremêler trois intrigues amoureuses. Celles-ci mettent en scène la Reine des Fées Titania et son époux Obéron, deux couples de jeunes amants athéniens (Lysandre, Hélène, Démétrius et Hermia), ainsi que les deux Babyloniens Pyrame et Thisbée, dont le mythe ovidien est transposé dans le récit de Shakespeare sous forme de drame dans le drame. Tous ces personnages sont assez peu montrés dans le semi-opéra de Purcell, qui révèle plutôt les grandes forces à l’œuvre dans le récit de Shakespeare : les fées, la Nuit, le Mystère, le Secret, les Saisons, l’Hymen.
La mise en scène de Merzouki proposait de créer un espace où les frontières entre instrumentistes, solistes vocaux et danseur·euse·s seraient les plus poreuses possible : tou·te·s faisaient partie intégrante du drame, se mêlant les un·e·s aux autres sur scène. Même Christie semblait participer de cette dynamique, s’arrêtant parfois momentanément de diriger l’ensemble instrumental pour se retourner vers les chanteur·euse·s, les écouter avec une lueur de gratitude dans le regard, fredonnant la mélodie avec eux (si quelqu’un connaît la recette pour devenir aussi vibrant·e et lumineux·se que William Christie, je suis prête à payer très cher pour l’obtenir).
Les tableaux se sont enchaînés dans une magnifique fluidité, faisant alterner les passages chantés et les passages instrumentaux, toujours soutenus par une chorégraphie vivante, élaborée, et ô combien athlétique. Le terreau de création de Merzouki se trouve dans les danses urbaines (incluant dans ce cas-ci de percutantes démonstrations de breaking et de slutdrop) et de la danse contemporaine. Les chanteur·euse·s étaient à tous points de vue exceptionnel·le·s : que de talents réunis sur une même scène! Mes coups de cœur personnels vont au ténor lituanien Ilja Aksionov, qui a livré un air du Secret d’une sensualité inouïe, et à la mezzo-soprano française Juliette Mey – lauréate du prix Révélation artiste lyrique des plus récentes Victoires de la musique –, notamment pour sa magnifique interprétation de la Plainte, qui s’est valu des applaudissements nourris de la part du public.
Quelques mots sur la mise en scène, qui a suscité l’acclamation du public. En effet, les danseur·euse·s se sont avéré·e·s les artistes les plus chaleureusement applaudi·e·s en fin de spectacle. Force est d’admettre que lier musique baroque et danse hip hop crée un spectacle tout à fait novateur et dynamique, d’une remarquable fraîcheur. Comme l’a mentionné ma collègue de Ludwig Van Toronto, Paula Citron (lien en anglais), les acrobaties virevoltantes du breaking viennent parfaitement appuyer l’exubérance de la jeunesse qui est au cœur de l’œuvre. Mais s’agit-il uniquement de cela? La musique baroque est aussi pleine de nuances, de subtilité, d’intériorité, ce que la chorégraphie de Merzouki permettait à mon sens trop peu d’apprécier. À travers ses fulgurantes ondulations, pirouettes, extensions et contractions, la danse était – excusez mon allemand – all over the place, et je dois dire qu’à un certain point, je m’en suis lassée. En ce sens, l’émouvante Plainte de Juliette Mey, interprétée en tout dépouillement en dialogue avec le premier violon Emmanuel Resche-Caserta, a offert un merveilleux temps de respiration à cette performance quelque peu saturée.
Cela m’amène à interroger la place et le statut de la danse baroque dans les productions contemporaines de musique ancienne. La considère-t-on comme un appendice quelque peu encombrant à la musique, vieillot et sans intérêt? Si, pour faire vivre la musique baroque, il faut l’amputer de la danse, que cherche-t-on à faire vivre, exactement? Que l’on ne me méprenne pas ici : je ne suis pas en train de faire le procès de la fusion des genres en art, que j’embrasse à tous égards. Mais j’aimerais que cette fusion se fasse autant au profit de la musique et de la culture baroque que de la culture urbaine, pour donner un exemple parmi tant d’autres. Cela m’amène à poser une question plus large : est-ce qu’au 21e siècle, le spectaculaire est une condition première de la qualité d’une expérience artistique? Ne gagnerait-on pas à y remettre un peu de suggestion, d’évocation, de sensibilité? À cet égard, il me semble que le Mystère, dans le deuxième acte de The Fairy Queen, nous offre une belle piste de réflexion : « I am come to lock all fast / Love without me cannot last / Love, like Counsels of the Wise / Must be hid from Vulgar Eyes. / ‘Tis holy, and we must conceal it / They profane it, who reveal it. »