Environ 50 millions d’enfants chinois apprennent avidement le piano classique. Regard sur la nouvelle obsession du piano en Chine.
Il y a à peine cinquante ans, le compositeur classique chinois He Luting était torturé en direct à la télévision parce qu’il refusait de dénoncer la musique de Debussy comme dégénérée. Le chef d’orchestre et timbalier de l’Orchestre symphonique de Shanghai, Lu Hongen, connu pour son attitude critique envers la Révolution culturelle, a été condamné à mort après avoir déchiré publiquement une copie du Petit livre rouge de Mao.
Selon des témoins, Lu chantonnait souvent la Missa solemnis de Beethoven durant son incarcération. Avant d’être exécuté, il a dit à son compagnon de cellule :
« Si jamais tu sors d’ici vivant, je te prie de faire deux choses : trouver mon fils, et te rendre à Vienne, sur la tombe de Beethoven […] pour lui dire que son disciple chinois chantait la Missa solemnis alors qu’il se rendait à son exécution. »
Au Conservatoire de Shanghai sont présentés des photographies et autres artefacts rendant hommage à vingt étudiants ou professeurs et leurs conjoints qui ont perdu la vie à cause de la Révolution culturelle chinoise. Debussy et Beethoven étaient des sujets dangereux durant cette purge culturelle notoire en Chine.
Depuis ce temps, l’attitude envers la musique classique occidentale a changé du tout au tout.
De 2013 à 2017, le nombre d’orchestres en Chine a augmenté de 32 à 82. En 2019, l’Orchestre symphonique de Shanghai célébrait sa 140e saison. L’orchestre et son chef ont récemment signé un contrat de plusieurs années avec la prestigieuse étiquette Deutsche Grammophon.
Il s’agit d’une explosion sans précédent d’appréciation pour la musique classique en général, et pour un instrument en particulier. Bien sûr, on sait qu’il y a plusieurs violonistes asiatiques éminents, comme la Coréenne Kyung-wha Chung, mais ce sont les superstars du piano telles Lang Lang, Yundi Li, et autres, qui ont fait la plus forte impression sur le public chinois, créant un engouement immense. On estime que 40 millions d’enfants chinois apprennent le piano aujourd’hui, certaines sources citant même le chiffre de 50 millions.
Le piano en Chine : une stratégie gouvernementale
La stratégie chinoise pour conquérir le monde de la musique classique émane directement du gouvernement. Elle est élaborée sur une approche de bas en haut, commençant par la construction d’infrastructure pour ce marché en croissance accélérée. De nouvelles salles de concert époustouflantes ont été construites à Shanghai, Beijing et Harbin pour mettre ce genre en valeur.
La première édition de la China International Music Competition (CIMC) s’est tenue au mois de mai dernier au National Centre for the Performing Arts de Beijing. Le Canadien Tony Siqi Yun, âgé de 18 ans, a remporté le premier prix de 150 000 $, accompagné d’un contrat d’une durée de trois ans avec les agences d’artistes Opus 3 (pour l’Europe et l’Amérique) et Armstrong Music & Arts (pour la Chine). Des prix de 75 000 $ et de 30 000$ ont été remis aux autres finalistes.
Des critiques ont cependant circulé en sourdine dans les médias : bien que né au Canada, Tony Siqi Yun a reçu sa formation musicale principalement en Chine, et était le favori local avant même le début de la compétition. Que l’accusation de favoritisme soit fondée ou pas, il est évident que les organisateurs de la compétition ont l’intention d’établir Beijing en tant que centre d’importance dans le monde de la musique classique.
Concours de piano en Chine: la course à l’excellence
Il existe une forme de course au lancement de compétitions prestigieuses entre les conservatoires chinois. Suite à la visite d’état du président Xi Jinping en Pologne en 2016, le Conservatoire central de musique a créé la Beijing International Fryderyk Chopin Piano Competition for Young Pianists. Le Conservatoire de Chine, aussi établi à Beijing, a lancé la CIMC en réponse. Les prix généreux en argent et l’organisation des compétitions sont financés par le gouvernement.
L’importance accordée à la musique classique dans les échelons supérieurs du gouvernement fait partie d’une stratégie nationale. Wang Liguang, président du Conservatoire de Chine et de la CIMC, est membre du Parti communiste chinois et éditeur de plusieurs journaux appartenant à l’État.
Il a dit à des reporters du Financial Times que « le gouvernement se sert de la musique pour purifier les âmes du peuple. C’est le message que nous voulons envoyer au monde entier : que nous nourrissons nos traditions locales tout en exploitant l’essence de la culture occidentale sophistiquée pour faire briller encore plus la culture chinoise.”
La Chine accuse cependant encore un peu de retard par rapport à l’Ouest dans le domaine de l’éducation musicale. Lang Lang et d’autres stars internationales ont fait leurs études supérieures de musique aux États-Unis et en Europe, pas dans l’un des onze conservatoires du pays. Mais les Chinois ont une stratégie pour changer ça aussi. Yoheved Kaplinsky, directeur du département de piano à la Julliard School de New York, était présidente du jury et directrice artistique de la CIMC. Elle aussi s’est adressée aux reporters du Financial Times :
“C’est clair que des efforts sont faits pour améliorer le niveau de l’enseignements. Ils veulent introduire un authentique sens artistique, démontrer la différence entre un jeu tehniquement solide et réellement expressif. De plus en plus d’instrumentistes chinois rentrent de l’Ouest pour enseigner ici. Cela contribue à hausser les standards. »
Naturellement, les géants de l’industrie de la musique classique ont remarqué le potentiel de ce marché. Deutsche Grammophon a tenu les célébrations de son 120e anniversaire en Chine à l’automne 2018 et a récemment signé des contrats avec le chef Yu Long, directeur musical de l’Orchestre symphonique de Shanghai, avec l’Orchestre philharmonique de Chine et avec celui de Guangzhou. Julliard a ouvert son premier campus international à Tianjin.
Le piano en Chine: un nouveau marché pour Steinway
Benjamin Steiner, directeur financier chez Steinway & Fils, commente les projets d’expansion de sa compagnie auprès du China Daily :
“En Chine, de trente à quarante millions d’enfants suivent des cours de piano, comparé à moins de dix millions dans le reste du monde. Autrement dit, entre 60 et 80 pour cent des enfants jouant du piano sont en Chine. » Par le passé, les ventes en Chine ont formé environ 5 pour cent du total annuel de Steinway, mais Steiner s’attend à ce que ce chiffre augmente à environ cinquante pour cent au cours de la prochaine décennie. “400 000 pianos sont vendus en Chine par année, comparé à 30 000 aux États-unis. L’industrie chinoise du piano est énorme.”
Étant donné la force de la demande, comment font les étudiants pour trouver un professeur? Une possibilité est de se tourner vers une application nommée VIP Peilian. Cette plateforme en ligne d’apprentissage du piano est basée sur un modèle à la Uber qui en tout temps associe ses utilisateurs avec un professeur disponible. Avec 700 000 utilisateurs, il est clair que cette application remplit un besoin.
Toutes les études démontrent que la jeune génération n’est pas seulement représentée chez les apprentis musiciens. Les publics de concert comportent régulièrement une bonne part de jeunes de moins de trente ans ayant grandis avec une révérence pour la musique.
Malgré sa montée spectaculaire des dernières années, l’amour de la musique classique occidentale remonte en réalité à plusieurs siècles en Chine. On sait qu’aussi loin qu’au XVIe siècle, les empereurs chinois avaient à leur emploi des musiciens formés en Europe, et l’intérêt et l’appréciation pour cette musique a éclos au cours de la dynastie Qing (1644 à 1912).
Après la Révolution culturelle, une fois que les relations ont été rétablies avec l’Ouest dans les années 70, la musique classique a été une des premiers éléments culturels employés pour rétablir les ponts. Le Philadelphia Orchestra a fait une tournée en Chine au mois de septembre 1973, laissant une impression marquante autant auprès de ceux qui les ont entendus que de la population générale. L’orchestre continue d’y faire des tournées aujourd’hui, jouant devant des salles combles.
À l’heure où en Europe et en Amérique du nord, les bastions traditionnels de la musique classique, le discours ambiant met de l’avant le déclin de l’assistance et de l’appréciation pour la musique classique, l’énorme et riche marché chinois représente un souffle d’air frais. Le président de Deutsche Grammophon Clemens Trautmann a dit à un reporter pour Gramophone : « La Chine compte maintenant parmi les dix marchés les plus forts pour la musique enregistrée – écoutée légalement – à travers le monde. » On prévoit qu’elle continue de monter pour faire partie des trois premiers d’ici quelques années.
Cet article est une traduction de The Piano Market is Booming – And It’s All Because of China rédigé par Anya Wassenberg et paru chez notre site jumeau Ludwig van Toronto le 13 août 2019.
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