
Personnellement, ce que je considère être la production idéale d’un opéra de Mozart en est une présentée dans un petit théâtre sur instruments d’époque avec une distribution de voix légères rompues aux codes de cette musique. Je savais bien sûr que les conditions offertes par la salle Wilfrid-Pelletier étaient bien loin de ce contexte rêvé. Je n’allais quand même pas me priver d’aller y voir Don Giovanni, tout en sachant qu’il me serait nécessaire de mettre beaucoup d’eau dans mon vin. Pour ceux et celles ayant d’autres attentes, le spectacle mis en scène par Stephen Lawless présenté par l’Opéra de Montréal jusqu’au 5 octobre leur fera passer une soirée réussie.
Le chanteur démontrant la meilleure compréhension des finesses de l’écriture mozartienne est Anthony Gregory, qui tient le rôle de Don Ottavio. Ce n’est qu’après l’avoir entendu que j’ai appris qu’il a été déclaré « ténor mozartien à suivre », confirmant son statut de l’interprète ayant la meilleure maîtrise de ce style (bien au-delà de ce qui émanait de la fosse, où l’on avait affaire à un chef ne démontrant aucune expertise dans ce répertoire spécifique).
John Brancy, dans le rôle titre, n’est pas loin derrière Gregory en terme de pose et de souplesse de la voix (Air du champagne impeccable). Errai-je en lisant dans son interprétation par moment presque flamboyante (le soin qu’il met au choix de ses vêtements et de ses perruques, le mouvement des hanches lorsque chaussé de talons hauts) et son attitude envers Leporello la représentation d’un Giovanni à l’homosexualité réprimée, passant avec mépris de conquête en conquête pour se distraire de ses réelles attractions? Si c’était intentionnel, c’est fait avec énormément de subtilité : en tant que membre du public, on est libre d’accepter cette vision ou pas sans que ça n’entrave le reste de notre lecture. Si ce n’était pas intentionnel … ça devrait l’être! Plus j’y pense et plus c’est une lecture du personnage qui a du sens, lui apportant une dimension plus complexe et nous permettant de le considérer avec, si pas tout à fait de la sympathie, au moins un peu de pitié.
Cela donne un sens également aux scènes de séduction à la suavité froide, que Brancy joue en maintenant un degré de distance et de théâtralité. Cette théâtralité est aussi intégrée volontairement dans la mise en scène, certains moments comme la réception de mariage chez Don Giovanni prenant des allures de tableau. Je croyais d’abord que les faux instrumentistes sur scène faisaient appel à la suspension d’incrédulité et devaient être considérés comme vrais dans l’univers de l’opéra, mais à la réflexion, je crois que c’est un double bluff : ces faux musiciens sont en fait un indice que toute la vie de Don Giovanni est une mise en scène et qu’il jette constamment de la poudre aux yeux de son entourage.
En intégrant dans certains tableaux de figurantes muettes représentant les victimes bafouées de Don Giovanni, Lawless a aussi trouvé un moyen simple, mais percutant de transformer celles-ci de noms cyniquement notés dans un catalogue de conquêtes en personnes en chair et en os dont le destin a été ravagé par les actions du violeur impénitent.
L’exécution musicale ne s’élève malheureusement pas au même niveau de finesse, de subtilité et de richesse. Ce n’est certainement pas la faute de Mozart, qui offre tout ce qu’il faut en matière à creuser. C’était un mauvais pari que de jumeler un jeune chef (Kensho Watanabe) dont la carrière à l’opéra se développe rapidement mais qui, en autant que j’aie pu découvrir, ne possède pas de rapport approfondi avec les œuvres lyriques de Mozart, avec un orchestre ad hoc (portant il est vrai le nom d’I Musici, mais aux effectifs pratiquement doublés en nombre pour intégrer les vents et timbales) peu rompu non seulement aux opéras de Mozart, mais à l’accompagnement d’opéra en général, et de leur confier la tâche d’accompagner un opéra à la symbolique complexe et chargée, écrit dans un langage musical dont la maîtrise constitue une spécialisation.
Mozart ne peut pas être joué de façon superficielle. Pourquoi cette dissonance soudaine dans la reprise de la section principale de l’Air du catalogue? Pourquoi ce chromatisme fluide dans « La ci darem la mano »? Pourquoi ce style rappelant Handel dans les airs de Donna Elvira, mais jamais repris ailleurs? C’est la tâche du chef d’orchestre de faire parler ces moments au sein du cadre de lecture établi par la mise en scène – en tout cas, de faire quelque chose avec. C’est ne rien faire qui est impardonnable. (Je suis au courant des contraintes de temps de répétition jamais suffisant, mais tout le monde fait face au même défi.)
Je salue l’emploi du pianoforte, joué par Esther Gonthier, pour les récitatifs, mais je regrette à l’orchestre la sonorité trop diffuse, le phrasé peu sculpté et le passé outre d’harmonies ou d’intervalles significatifs. Au-delà de ces questions stylistiques, la première de samedi soir était encore un peu « verte » : des flottements se sont fait sentir entre la fosse et la scène, et le rythme de l’action n’avait pas encore acquis la vivacité exigée par les revirements rapides. Je ne doute pas que ces aspects s’estomperont au fil des représentations.
Quelqu’un pour qui ces fautes ne revêtent pas la même importance trouvera plein d’aspects satisfaisants à apprécier, dont les qualités vocales de Kirsten Leblanc en Donna Anna et celles de Sophie Naubert incarnant une Zerlina éveillée et coquine. J’étais heureuse de la voir dans ce rôle qui joue en plein dans ses forces. Andrea Nunez a eu des hauts et des bas en tant que Donna Elvira, mais les hauts laissent espérer qu’elle prenne rapidement son aise dans ce rôle. Ruben Drole (Leporello) est une découverte intéressante, avec une voix à l’émission facile et résonnante. William Meinert fait un Commandatore délicieusement spectral, avec une voix émanant réellement des profondeurs inquiétantes. Le rôle de Masetto est plutôt ingrat, et la prestation un peu anodine de Matthew Li ne le rehausse pas particulièrement.
Les prochaines représentations ont lieu le 30 septembre et les 2 et 5 octobre.
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