
C’est samedi 8 juin qu’ouvrait la nouvelle exposition du Musée des beaux-arts de Montréal. Intitulée Vice, vertu, désir, folie, elle propose un superbe survol de trois siècles de chefs-d’œuvre de l’art pictural flamand de 1400 à 1700. Il s’agit de la première exposition au Canada d’œuvres provenant de la riche collection de la Fondation Phoebus d’Anvers (Belgique), auxquelles ont été ajoutées quatorze œuvres appartenant au MBAM, propriétaire de l’une des plus importantes collections d’art flamand en Amérique du Nord.
Contexte historique
À partir de 1400, l’expansion des explorations coloniales et du commerce mène à un développement prospère des villes portuaires, dont Anvers, qui restera jusqu’à la fin du XVIe siècle le port le plus important de l’Europe du Nord. Cette prospérité attire les élites commerciales et intellectuelles européennes, faisant de Bruges, Gand et Anvers des centres cosmopolites de premier plan. Cette nouvelle affluence suscite la création de nouveaux marchés. C’est ainsi que pour la première fois, les artistes deviennent entrepreneurs indépendants en peignant pour le marché libre plutôt que sur commande.
« Cette exposition offre une compréhension approfondie des divers contextes de l’art flamand et aborde des thèmes aussi universels qu’intemporels. La Flandre d’alors voulait se tailler une place dans un monde en constante évolution, de plus en plus interrelié par le commerce international, et l’art y a joué un rôle fondamental. Il est fascinant de constater que le legs de cette période persiste encore aujourd’hui. » – Chloé M. Pelletier, conservatrice de l’art européen (avant 1800) au MBAM

L’exposition
Organisée par la Fondation Phoebus et le Denver Art Museum, l’exposition Vice, Vertu, Désir, Folie a déjà été présentée à Denver et Dallas sous son titre anglais Saints, Sinners, Lovers & Fools. Katharina van Cauteren, directrice de la Chancellerie de la Fondation Phoebus, en a assuré le commissariat, assistée pour la présentation montréalaise de Chloé M. Pelletier, conservatrice de l’art européen (avant 1800) au MBAM.
Les 150 œuvres sont organisées en sept salles thématiques. La première, « Le Bon Dieu est dans les détails », signale que les sujets religieux ne sont pas confinés dans les églises : aux XIVe et XVe siècles, les classes moyennes et supérieures émergentes prennent leur foi en main et intègrent les dépictions religieuses dans leurs demeures.

La deuxième est dédiée au portrait : à l’image des monarques et des aristocrates avant eux, les nouvelles classes sociales se saisissent rapidement de ce moyen d’affirmer leur statut et d’établir leur identité. Nombre d’artistes répondent à la demande en se spécialisant dans le genre du portrait.
Les tableaux de la troisième salle, « Foi et folie », abandonnent le sérieux et le caractère ambitieux des salles précédentes pour critiquer au contraire les défauts et les faiblesses de l’être humain, comme la propension à se laisser aller aux excès – ceux de la table, de la bouteille et de la chère. Personnages grimaçants, comportements débridés et scènes fantaisistes y abondent. Loin d’être une invitation à les imiter, ces images devaient servir de leçon à l’observateur, l’avertissant que de tels comportements lui fermeraient le chemin du paradis.

La salle « Mythologie et nature » met de l’avant l’influence du classicisme sur les sciences et les arts. Les représentations de la nature et du corps humain évoluent au gré des importants progrès en médecine, en botanique et en géographie qui marquent cette époque.
Dans « Rencontres mondiales », la cinquième salle, sont rassemblées plusieurs estampes, un globe terrestre aux représentations fantaisistes et d’autres dépictions témoignant du développement d’une économie mondialement interreliée, menant à l’importation de nouveaux produits (métaux précieux, épices, sucre, textiles).

Si cette période en est une de grande expansion et de grande affluence, elle en est également une de grands conflits. Pendant 80 ans à partir de 1568, l’Espage et les Pays-Bas se mènent une guerre nourrie par les tensions entre catholicisme et protestantisme. Sous le thème « Un monde en crise », la sixième salle rassemble des tableaux dramatiques puisant dans la sensibilité exacerbée d’une société rongée par la guerre et l’instabilité politique.
Le développement du marché de l’art et des avoirs familiaux mènent à l’aménagement de collections privées somptueuses. Certaines toiles de la dernière salle, intitulée « Vanité », dépeignent ces riches galeries d’art à domicile, montrant des murs regorgeant de tableaux de sujets et de formats variés, juxtaposés au hasard, certains reposant même au sol. La vanité, dans ce cas-ci, fait référence au fait d’accumuler des biens matériels, accordant à la vie terrestre plus d’importance qu’à Dieu. L’inclusion d’une imagerie incluant crânes et de squelettes servait donc à rappeler l’inévitabilité de la mort.

Les femmes et l’art
Le petit nombre de femmes artistes actives s’explique par une barrière à l’accès : tandis que leurs maris peignent, les femmes s’occupent de l’administration de la boutique et des comptes, ainsi que de la famille. Cependant, certaines femmes bravent les attentes et s’établissent comme artites peintres. L’exposition comprend quatre tableaux par des artistes féminines, dont Michaelina Wautier : son charmant tableau « Chacun ses goûts » représente un jeune garçon tentant de prendre un œuf à la coque des mains d’un autre enfant, illustrant le proverbe populaire « À chacun ses envies, mais le mieux, c’est de partager. » Le premier garçon est vêtu d’habits sombres, tandis que celui tenant l’œuf dans sa main droite est enveloppé d’un drap blanc, créant un contraste entre les deux figures enfantines. La main du garçon à l’œuf repoussant doucement le bras tendu de l’autre, le contact visuel entre les deux et leurs cheveux légèrement ébouriffés créent une atmosphère d’intimité permettant d’imaginer une scène familiale matinale entre deux frères.

La musique dans les tableaux
Étonamment, étant donné l’effervescence créative de toutes les sphères artistiques à l’époque, la musique est peu représentée dans l’ensemble des toiles exposées, alors que les scènes musicales contemporaines de la période ciblée existent par ailleurs.
Parmi les tableaux, seule une toile de Jacob Jordaens (1593-1678) prend comme sujet principal une activité musicale. On y voit un jeune garçon et trois hommes sérénadant une jeune femme appuyée à sa fenêtre. La partition musicale entre les mains du jeune garçon montre un extrait d’une chanson du musicien français Charles Tessier. Tout comme le tableau de Wautier, la scène est inspirée d’un proverbe connu, « Les jeunes piaillent comme chantent les vieux », une façon d’exhorter les adultes à s’astreindre à un comportement modèle pour les jeunes qui les imitent. Jordaens a illustré ce proverbe plusieurs fois, cet exemplaire-ci se démarquant par une inversion des termes : ici, c’est le jeune garçon qui chante et les adultes qui le suivent, donnant plutôt « Les jeunes chantent comme piaillent les vieux. »

Également, un relief rond de Hans Jamnitzer, d’après un dessin de Griogio Ghisi et Luca Penni, représente Apollon et les Muses jouant différents instruments : violes de différents formats, orgue, luth, tambourin.

Ailleurs, un fascinant tableau d’un disciple de Hieronymus Bosch intitulé L’enfer reprend des motifs utilisés par le maître dans son Jardin des délices, dont celui d’une composition comprenant vielle à roue renversée, chalémie, cornet à bouquin, tambour et trompette.
Appréciation générale
La collection d’oeuvres est absolument remarquable et le parcours de l’exposition laisse une impression profonde, autant par la qualité des oeuvres que par celle de la présentation. Même Fernand Huts, gardien de la Fondation Phoebus, s’est dit impressionné par le résultat dans les salles du MBAM, supérieur, selon lui, à la façon dont l’exposition était présentée à Denver et à Dallas.
Certaines catégorisations laissent perplexes – pourquoi telle Adoration par les mages se retrouve-t-elle dans une salle différente des autres tableaux sur le même sujet? -, mais ce détail n’entame aucunement l’émerveillement global.
Concerts
Deux concerts de la Salle Bourgie tirent profit du sujet de l’exposition pour mettre de l’avant la richesse de la musique baroque flamande.
Le 9 octobre 2024, Luc Beauséjour interprétera sur le clavecin flamand Keith Hill tout récemment restauré un programme de diverses œuvres de maîtres baroques tels que d’Agincourt, Couperin, Dandrieu, Daquin, Dornel, Duphly, Février et Rameau, ayant comme point commun d’avoir été inspirés par les chants d’oiseaux.
Deux semaines plus tard, le 23 octobre, ce sera au tour d’un des ensembles baroques les plus réputés d’Amérique, Musica Pacifica, d’offrir son concert Musique flamande au temps de Rubens, un programme proposant des œuvres flamandes rares par Barlasca, Hacquart, Kempis, Schenck, Sweelinck, van Eyck et Walther.
Dans les deux cas, des billets bonifiés donnant accès à une visite guidée de l’exposition avant le concert sont proposés.
DU 8 JUIN AU 20 OCTOBRE, MUSÉE DES BEAUX ARTS DE MONTRÉAL DÉTAILS ET BILLETS
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