Ludwig Van Montreal

CRITIQUE | Mahler sous tension : la Neuvième à l’OSM entre clarté et vertige

Les effectifs de l'OSM, incluant les trois cloches de bronze, pour la Neuvième symphonie de Mahler présentée les 15 et 16 octobre 2025 à la Maison symphonique. (Photo : Gabriel Fournier)
Les effectifs de l’OSM, incluant les trois cloches de bronze, pour la Neuvième symphonie de Mahler présentée les 15 et 16 octobre 2025 à la Maison symphonique. (Photo : Gabriel Fournier)

L’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) poursuivait hier soir, sous la direction de Rafael Payare, son cycle consacré à Gustav Mahler avec l’interprétation de la Neuvième Symphonie, ultime sommet du compositeur et véritable adieu au monde. Écrite à l’aube de sa mort, cette œuvre testamentaire marque la fin du romantisme et ouvre les portes de la modernité sonore du XXᵉ siècle. Pour l’OSM, il s’agissait d’un moment fort de la saison : un retour à une partition mythique, rarement programmée, et une occasion pour Payare d’affirmer sa vision d’un Mahler à la fois humain, fragile et visionnaire. L’attente du public montréalais, palpable dans une salle comble et silencieuse, traduisait la conscience d’assister à un rendez-vous musical d’exception.

Comme souvent dans Mahler à l’OSM, la disposition de l’orchestre a fait l’objet de choix scéniques notables. Si l’antiphonie des premiers et seconds violons s’impose naturellement, l’enclave des contrebasses à gauche, derrière les premiers violons, révèle une section à la fois autonome et puissante, mais parfois esseulée et légèrement en décalage avec les violoncelles. Même constat pour les deux harpes reléguées à l’extrême droite de la scène, ou encore pour les cors séparés des cuivres par le bloc des bois — une disposition qui, tout en aérant la texture, modifie sensiblement l’équilibre général.

C’est dans le premier mouvement, véritable drame symphonique, que cette configuration montre le mieux les inconvénients de ses avantages. Payare éclaire avec acuité la logique interne des plans sonores mahlériens : chaque famille instrumentale se distingue nettement, chaque détail d’orchestration ressort avec une clarté presque analytique. Mais cette lisibilité exemplaire tend parfois à souligner une intention déjà contenue dans la partition. L’on perçoit alors une sorte de spatialisation didactique où l’orchestration, magistrale par essence, semble parfois trop « expliquée » au détriment de la fusion organique des timbres. L’ensemble y gagne en transparence, mais perd ponctuellement de cette respiration collective, de cette densité fusionnelle propre au grand orchestre mahlérien.

Cette impression de découpage s’estompe toutefois au fil de la symphonie. Le Rondo-Burleske, avec son écriture contrapuntique foisonnante, ses strettes et ses fugato endiablés, profite pleinement de cette disposition : chaque ligne y respire, chaque motif s’affirme avec une lisibilité jubilatoire. Puis, dans l’Adagio final, le centre de gravité se déplace vers les cordes, qui occupent presque seules le champ sonore. Leur densité et leur homogénéité rétablissent alors l’unité du corps orchestral : le son se resserre, se réchauffe, et la fragmentation initiale se dissout peu à peu dans un souffle commun, ample, résigné et presque rédempteur.

Rafael Payare aborde les tempi de la Neuvième avec justesse, alliant la rigueur du contrôle à l’audace du geste. Plutôt que de céder à la tentation de l’accélération dans les grands crescendos mahlériens, il en retient la tension, lui conférant une densité expressive d’autant plus saisissante. Dans les Ländler et la valse du deuxième mouvement, il en respecte à la fois l’élan populaire et la verve ironique, sans jamais glisser vers la caricature. Le Rondo-Burleske, mené jusqu’aux limites des capacités techniques de l’orchestre, déploie sous sa baguette une énergie incandescente mais toujours maîtrisée, suspendue sur le seuil du délire — délire pleinement atteint, comme il se doit, dans ses deux élans conclusifs. L’Adagio final s’épanouit quant à lui dans une lenteur habitée, empreinte d’une noblesse grave, où la respiration du temps semble rejoindre la lucidité tragique d’un homme face à la fatalité imminente de son destin.

L’orchestre, en grande forme, a répondu à cette vision avec une belle cohésion. Les premières chaises, tour à tour mises à l’épreuve par des traits redoutables, ont déployé la richesse singulière de leur timbre, leur virtuosité et une musicalité raffinée : bois chatoyants d’une précision admirable, cuivres perçants multipliant les effets de timbre, cordes homogènes et soyeuses. Remarquable aussi dans la section Wie ein schwere Kondukt (comme un cortège funèbre) du premier mouvement, l’utilisation des trois cloches graves, d’une profondeur quasi tellurique et qui ont tissé au cœur de la texture orchestrale un glas lointain et solennel. Leur résonance de bronze, spécialement coulée pour l’OSM, ajoutait à ce passage une couleur unique, mêlant majesté et recueillement tout en annonçant la ferveur funèbre de l’Adagio final.

L’ensemble formait un groupe soudé, animé par une même direction artistique et un même idéal d’excellence, reflet de la complicité que Payare a su instaurer depuis son arrivée. Cette unité trouva son aboutissement dans les dernières pages de la symphonie où l’orchestre, entièrement recueilli, sembla se fondre dans le souffle du chef. La dernière page, donnée dans un silence quasi mystique, vit Payare laisser les cordes étioler les ultimes mesures dans un véritable pianississimo d’une pureté bouleversante. Saisie par cette intensité fragile, la salle demeura suspendue, comme happée dans une communion silencieuse, hors du temps — un moment rare où la musique a semblé dépasser sa propre matérialité.

Le programme est repris ce soir à 19 h 30, toujours à la Maison symphonique.  DÉTAILS ET BILLETS 

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