
Le Festival de Lanaudière a frappé un grand coup en accueillant pour son concert de clôture Yannick Nézet-Séguin et l’Orchestre Métropolitain en compagnie d’une distribution de chanteurs·euses de calibre international pour donner Tristan und Isolde de Wagner. Le public attentif assemblé sous le toit et sur la pelouse a eu droit à cinq heures d’une expérience mémorable et marquante.
Distribution vocale
Stuart Skelton, reconnu comme un grand interprète du rôle de Tristan, met du temps à se dévoiler. La voix est certainement ample, et il chante le rôle par cœur, contrairement à ses collègues. Son stoïcisme du premier acte aurait pu être un choix dramatique justifié s’il avait par la suite montrer plus d’emportement lorsque soumis à l’influence du philtre d’amour. Dans le deuxième acte, plus que les signes de fatigue compréhensibles, ce sont les glissandos systématiques sur les grands intervalles ascendants qui déparent la ligne vocale. Ce n’est qu’au troisième acte que l’art de Skelton se révèle dans son entièreté. Son Tristan ne se possède plus, rendu fou de délire par l’approche de la mort et par la douleur de l’absence de sa bien-aimée. L’intensité de son déchirement intérieur non seulement nous fait croire rétroactivement à l’intensité de son amour pour Isolde, mais nous permet aussi de l’imaginer sur le champ de bataille en soldat animé de la fougue du héros conquérant, capable d’abattre le plus grand combattant d’Irlande, un aspect jusque là résolument absent de son incarnation.
Tamara Wilson est la chanteuse wagnérienne parfaite, avec une voix à la fois volumineuse et claire, sans lourdeur. La combinaison de Wilson et de Karen Cargill en tant que princesse irlandaise et sa servante fonctionnait particulièrement bien, vocalement et dramatiquement, les deux interprètes ayant des approches similaires. Si le public d’ici commence à bien connaître Karen Cargill, Tamara Wilson, elle, constitue une grande découverte qu’on souhaite entendre de nouveau, ayant apprécié la finesse musicale de son exécution. Elle est passée à travers cet opéra exigeant sans donner signe de rationner son énergie, indubitablement consciente qu’on l’attendait au détour pour le grand moment de la finale, le célèbre « Liebestod ». Elle l’a chanté avec un contrôle impeccable et dans un état de suspension proche de l’état de grâce, tirant même des larmes à Karen Cargill, transportée. Juste avant la dernière note d’Isolde, le regard de la soliste et du chef se sont rejoints dans un moment de communion palpable dont l’aura s’est étendue au postlude final de l’orchestre.
Cette même Karen Cargill avait fait un saut au Festival en 2023 pour chanter les Wesendonck-Lieder, dont le matériau musical a été réutilisé par Wagner dans Tristan. Plus récemment, elle avait fait impression à l’automne dernier par son interprétation sentie de la Colombe dans les Gurrelieder de Schoenberg avec l’OSM, une œuvre au langage musical chromatique proche de Wagner. C’est donc dire qu’elle est dans son élément dans ce répertoire. Cargill est une réelle interprète, dans le sens le plus élevé du terme. Elle se donne entièrement à un rôle et l’habite de tout son être, mais de façon mesurée et réfléchie. Elle donne à son personnage de Brangäne une expression de tendre sollicitude authentique, jamais surfaite.
Dès les premières interventions de Kurwenal, on apprécie le timbre plein du baryton Christopher Maltman. Il ne pâlit pas de la comparaison avec Stuart Skelton, son partenaire de scène fréquent. Cependant, son interprétation dramatique du personnage est un peu unidimensionnelle, l’admiration de Kurwenal pour Tristan semblant être basée avant tout sur des exploits militaires auxquels, tel que mentionné plus haut, rien ne nous permet de croire : on n’a jamais l’impression de voir Tristan à travers ses yeux.
La voix de Franz-Josef Selig, présent sur la même scène en 2022 pour chanter le rôle de Hunding dans Die Walküre, a beau prendre de l’âge, le contrôle remarquable du chanteur et sa musicalité profonde lui permettent de naviguer les écueils et de livrer une prestation empreinte d’autorité naturelle et de sensibilité. Au moment où le roi Marke découvre la trahison de Tristan, Selig livre un « Dies, Tristan, mir? » (Cela, Tristan, à moi?) empreint d’une déception à fendre les cœurs. Au troisième acte, lorsqu’il vient se réconcilier avec les deux amoureux, le placement de la syllabe centrale dans « Isolde! » contenait un monde d’émotion dans un seul son, une classe de maître de perfection pour le placement, le poids, et l’intention.
Dans leurs brèves apparitions respectives, les trois derniers membres de la distribution se sont montrés à la hauteur du niveau établi par leurs collègues. Le délateur Melot était solidement campé par Sean Michael Plumb, et Geoffrey Schellenberg, seul chanteur de la distribution établi à Montréal, a entièrement justifié sa présence par son exécution impeccable de l’unique phrase confiée à son personnage de Timonier. Le ténor Matthew Cairns, à qui il revenait en tant que Matelot d’entonner l’opéra juché dans les hauteurs du toit de l’amphithéâtre, nous a immédiatement fait dresser les yeux et les oreilles pour trouver la source de ce timbre veloûté. Il est revenu au troisième acte donner la réplique à Kurwenal en tant que Berger.
Orchestre et chœur
Les musicien·ne·s de l’Orchestre Métropolitain ont été absolument impressionnants. Non seulement ont-ils tenu le coup pendant cinq heures, mais ils l’ont fait avec la même souplesse et le même engagement tout au long. Placée sur l’avancée de scène côté cour, Mélanie Harel a été magistrale dans la longue mélopée triste du Berger au troisième acte, tout comme le trompettiste Tazmyn Eddy qui lui a succédé lorsque le chant devient enfin joyeux, annonçant l’arrivée d’Isolde. Eddy jouait une longue trompette en bois construite selon les indications de Wagner spécifiquement pour ce passage et louée dans ce cas-ci à la Canadian Opera Company.
Après une entrée un peu fruste leur tour venu, les hommes du Chœur Métropolitain, préparés par Léa Moisan-Perrier, ont chanté leurs quelques interventions au premier acte avec l’entrain et l’énergie brute appropriés pour la troupe de matelots qu’ils incarnaient.
Yannick Nézet-Séguin a dirigé le tout avec le bon degré d’engagement et de distance à la fois, toujours en contrôle, mais sans s’imposer. Sa direction souple et soutenue est parfaite pour créer la sorte de legato hyperconnecté voulu par cette musique. Il est ainsi d’autant plus surprenant que les moments de grande volupté (après l’absorption du philtre et au moment de la réunion des amants dans le deuxième acte) sonnaient à l’orchestre plus agités et tourmentés qu’expansifs et empreints d’abandon.
L’été 2025 du Festival de Lanaudière aura donc été encadré par une soirée d’ouverture idéale et un réel événement de clôture qui fera époque. De quoi peut-on se permettre de rêver non seulement pour l’été prochain, mais pour l’année suivante, qui marquera le 50e anniversaire du Festival?