
À l’occasion du lancement de saison du Festival de Lanaudière, le directeur artistique Renaud Loranger a accordé un long entretien à Ludwig van Montréal. En voici les moments principaux, légèrement édités pour en faciliter la lecture.
Sur le concept d’altérité qui sert de fil conducteur à la saison
Le fil rouge de la saison est le concept d’altérité.
La grande fête païenne et charnelle des Carmina Burana jette un regard sur le rapport à l’autre et avec l’environnement. Dans Le Couronnement de Poppée, les rapports dont d’une nature presque transactionnelle éloignée non seulement des Carmina Burana, mais de l’autre opéra présenté en fin de saison : dans Tristan, l’altérité se dissout dans le rapport charnel jusqu’à faire fondre la distinction de l’individualité.
Parlant d’altérité dissoute, le concert d’airs d’opéras présenté par le contreténor Franco Fagioli, dont ce sera la première présence au Canada, fait la démonstration que les conventions étaient beaucoup moins strictes aux XVIIIe et XIXe siècles et que les compositeurs étaient fascinés par la fluidité. C’est une manière de montrer que l’opéra est aussi un véhicule de liberté, de fluidité, d’inclusion au sens primaire, d’espace de liberté où chacun peut venir avec sa propre expérience. Surtout dans ce concept-là, les personnages sont complètement fantaisistes. On peut décider de les faire être tout ce qu’on veut qu’il soit. La question du genre est pas mal plus poreuse que dans les deux siècles suivants.
Pour ce qui est de la voix même de Franco Fagioli, je n’ai jamais entendu quelque chose de pareil. Il a consciemment développé sa voix comme une mezzo. Il fait des choses que je ne pensais même pas qu’un homme pouvait faire ça. Ça montre que, comme disait Marguerite Yourcenar, la vie est pas mal plus fluide qu’on pense!
Quand on parle d’altérité et de pluralité, les oppositions finissent pas surgir, inévitablement (Mendelssohn – Wagner, christianisme – judaïsme, sacré – profane) , mais ce n’est pas ça le nœud de l’affaire. C’est très vaste, un thème de saison : tu ne pars pas en disant ça va être ça, le thème, et il faut faire ça, ça et ça. Tu as quelques gros morceaux, tranquillement les choses se mettent en place, tranquillement tu trouves une espèce d’arc général.
L’année prochaine, ce sera vraisemblablement autour de Macbeth et de la question du pouvoir. Ça aussi, tu peux prendre de toutes sortes d’angles.
L’idée d’une thématique, ce n’est pas quelques chose qui existait ici il y a 5-6 ans, et je ne pense pas que ça aurait été possible. Quand je suis arrivé en 2019, il fallait se concentrer sur le fait de reconstruire le festival. Ça a marché, mais après la pandémie est arrivée et a tout jeté par terre. 2022 était bien, mais c’était assez improvisé. Depuis 2023, on revient plus à ce que j’imaginais au début, et même on arrive à aller un peu plus loin. Alors le fait de pouvoir s’orienter autour d’une thématique a fini par se présenter, aidé par la présentation d’opéras, à cause de la dimension littéraire. Je trouve que c’est une forme de maturité, d’évolution pour le festival.
Questions d’argent
Tout ça a l’air de coûter cher, mais ça ne coûte pas si cher que ça. Ce qu’il faut, c’est mettre à profit des relations qui vont déboucher sur des partenariats, où nos contreparties sont prêtes à faire l’effort nécessaire.
Chaque concert est un cas est un peu différent. Il faut travailler avec les circonstances, il faut que nous aussi, on ait une certaine crédibilité pour convaincre les partenaires que ça vaut la peine d’investir là-dedans. Il faut qu’il y ait une confiance suffisamment solide, qui évidemment se développe au fil des années, sur le fait qu’en gros, on met tout sur la table : certaines choses vont coûter plus cher, certaines choses vont coûter moins cher, mais on sait que chacun fait son maximum. On sait jusqu’où chacun est capable d’aller.
L’Orchestre de l’Opéra royal de Versailles est en tournée nord-américaine – on s’intègre là-dedans sans que ça paraisse trop. Akamus a des financements allemands très importants autant privés que publics, donc le coût en dollars canadiens pour le Festival correspond à une fraction du coût en cachets. Il y a des ensembles qui n’ont pas les moyens d’Akamus ou des Arts florissants, alors ça va coûter plus cher les faire venir, mais ça s’équilibre sur l’ensemble de la saison.
Pour pouvoir pérenniser tout ça, il manque une certaine prévisibilité (c’est vrai de tout le monde depuis après la pandémie). L’an passé, on a annoncé avoir atteint les meilleurs résultats en chiffres absolus de l’histoire du festival, mais qu’est-ce que ça veut dire dans un contexte où les frais sont au bas mot de 30 à 35 ou même 40 % plus élevés qu’il y a 5 ans? Qu’est-ce que ça veut dire dans une situation où les financements publics, qui comptent pour au moins 50 % du budget, sont présents, oui, mais pas complètement stables, et qu’on vit avec la peur des coupures, d’une année à l’autre?
Si on est sérieux sur la question culturelle – et je pense qu’au Québec on peut aller plus loin là-dedans que dans le reste du Canada – il faut plus d’argent public. Proportionnellement, les institutions reçoivent une part très importante de leur budget du gouvernement, mais en chiffres absolus, ce n’est pas des sommes très importantes. Les comparaisons sont toujours un peu bancales, mais c’est sûr qu’en Europe, c’est plus solide. Il y a plein de problèmes là-bas aussi, mais il y a un côté patrimonial : pour eux, Wagner, c’est l’équivalent des Canadiens ici!
La philanthropie a son rôle à jouer, bien sûr. L’appel est aussi au milieu des affaires. Un mécène québécois m’avait déjà dit : « Dans les années 60, on a établi les bases de ce qu’on voulait comme état, avec la santé et l’éducation, mais, de façon absolument patente, on ne l’a pas fait pour la culture. » Et c’est vrai.
Alors au total, c’est presque comme si d’un côté comme de l’autre, le truc n’est pas tout à fait abouti. Parce que tu as toujours un peu le risque que des deux côtés, chacune dise, on ne peut pas tout prendre en charge. Au bout du compte, c’est une responsabilité partagée, mais ce n’est pleinement la responsabilité de personne.
Ça prendrait une reconnaissance. Je pense que les Québécois sont les seuls à pouvoir le faire, je pense que dans le reste du Canada, même s’il y a de l’argent public, les circonstances ne sont pas les mêmes.
On mérite d’aller plus loin. De façon collective, je pense qu’on mérite ça. On se doit de considérer l’ensemble de notre secteur culturel comme méritant d’être mis de l’avant.
Sur la représentativité
Quelque chose d’important dont je n’ai pas parlé, c’est la dignité, qui est une de mes convictions les plus profondes : que chacun·e puisse venir dans un forum comme un concert, une représentation d’opéra, de théâtre, etc., et avoir accès à une conversation avec d’autres êtres humains d’aujourd’hui et d’avant, et, par le truchement des œuvres, être traité comme une personne digne, intelligente et dotée de sensibilité.
Ça m’a beaucoup interpellé l’an passé quand j’ai lu ton papier [sur le manque de représentativité dans la programmation du Festival], parce que je me disais, elle a raison. Je pense que c’est important de réfléchir en ces termes-là. En même temps, je dois avouer que le meilleur équilibre de cette année n’est pas déterminé vraiment par cette réflexion. C’est presque un concours de circonstances – mais pour le public, la cuisine en arrière, ce n’est pas intéressant. Ce qui compte, c’est le résultat. Il y a quand même des affaires qui sont dictées par la disponibilité des artistes. Alors c’est une discussion qui se poursuit, je pense que c’est ça qui est important.
Évidemment je suis sensible aux questions de représentatitvité, mais dans ma vie quotidienne (en Europe, où je suis établi), ces questions-là ne prennent pas du tout la même saveur qu’en Amérique du Nord. Mais je ne peux pas non plus faire semblant qu’on existe dans un corridor étanche entre Vienne et Genève.
Honnêtement, selon moi, ce qui manque dans la programmation de cet été – mais là aussi c’est le concours de circonstance, la logistique, des questions d’argent – c’est dans la discussion entre le judaïsme et le christianisme [ NDLR : représentée par les représentations des deux oratorios sur des thèmes chrétiens Paulus et Elias du compositeur juif converti Felix Mendelssohn ] il manque l’islam. On y est presque arrivé, pis à un moment donné c’est devenu clair que ça n’allait pas marcher finalement.
Sur l’influence des États-Unis
Il ne faut pas imaginer que la situation économique éventuelle en Amérique du Nord n’aura pas d’impact. Le protectionnisme américain, depuis sept 2001, ne fait qu’empirer. C’est toujours pire. Actuellement, c’est devenu exacerbé, mais moi, je pense à ça depuis 20 ans. C’est la question de qui on est, qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce qu’on veut faire, comment on se définit, comment on pense à notre rôle, notre place dans un écosystème de fonctionnement culturel et géographique.
Les Européens ne veulent plus venir en Amérique parce que c’est trop compliqué et que ça coûte trop cher. Ils ne veulent pas venir à Lanaudière juste pour un concert. Le Canada est un pays tellement immense! Sur cette étendue-là, après leur passage au Festival, on peut envoyer les artistes peut-être à Toronto, peut-être à Ottawa, où c’est plus actif depuis quelques années. On aime bien l’idée de développer des partenariats avec Suzie Leblanc et Early Music Vancouver, mais envoyer des artistes à Vancouver, ça coûte cher!
Avec Mathieur Lussier et le Domaine Forget, on se dit plutôt : essayons de garder nos identités et de développer des chose où on peut vraiment dire que c’est juste ici que c’est présenté – mais une fois qu’on dit ça, qu’est-ce qu’on fait?
50e anniversaire en 2027
Mon rêve au-delà du 50e ça serait ça, que le festival puisse continuer de se développer dans cette veine-là et de pouvoir avoir un dialogue aussi entre les ensembles d’ici et d’ailleurs dans le contexte concentré du festival, sur une période de cinq ou six semaines. Le lieu de l’amphithéâtre appelle ça.
Je rêve de faire venir des personnalités, qui sont peut-être en fin de carrière, mais qui sont de grandes personnalités. Je pense à Anne-Sophie Mutter, Martha Argerich, Cecilia Bartoli, Renée Fleming. Si tu veux mettre l’eau à la bouche des gens, oui, j’ai commencé à avoir des discussions avec tous ces gens-là – Fleming, Argerich, Mutter, Bartoli, et Magdalena Kozena, qui est venue au Festival en 2000. Ça va finir par se faire de la faire revenir!
On n’est pas loin de certains des plus grands orchestres du monde – on pourrait envisager une résidence d’orchestre peut-être à l’été 2027 ou 2028.
Lanaudière est un beau carrefour. C’est un bel endroit pour créer des plateformes entre des ensembles canadiens qui autrement ne sont pas en contact, qui ne sont pas proches.
Sinon, il y a l’option d’allonger la saison comme certains grands festivals très populaires, genre les Proms, de commencer au mois de mai et d’étirer jusqu’en septembre, mais là, c’est une autre mécanique.
Avec la saison de cet été, à mon avis, on n’est pas très loin du développement « ultime », de la réalisation des potentialités du festival dans le cadre qui est le sien aujourd’hui. On se rapproche d’une forme de rêve éveillé. On permet au public d’entendre des œuvres qu’ils n’entendent pas toutes les semaines, avec des gens qu’ils n’entendent pas toutes les semaines.
Mais on ne peut pas ignorer les conditions générales non plus.
On verra.
ERRATA – Une version précédente de cet article employait le mot islamisme plutôt qu’islam. L’intention n’était absolument pas de faire référence à quelque forme d’extrémisme radical : il était bel et bien question d’islam. Toutes nos excuses pour la confusion, qui déformait les propos de m. Loranger.
Par ailleurs, dans la section intitulée 50e anniversaire en 2027, les mots « et qui ne sont jamais venues au festival » ont été retirés du deuxième paragraphe puisque cette description ne s’appliquait pas uniformément aux artistes mentionnées, dont certaines sont, de fait, déjà venues au festival.