
Le concert ChamberDestroy, donné vendredi soir au Conservatoire de musique de Montréal, est le fruit d’une troisième collaboration entre l’ensemble Paramirabo de Montréal et le Thin Edge New Music Collective de Toronto. Il est évident que cette rencontre entre les deux ensembles est artistiquement puissante et que le travail fait d’échange et de complémentarité est particulièrement fertile, tant pour les interprètes que pour le public. Il est d’autant plus réjouissant que cette réunion a permis l’émergence de créations de grandes qualités spécifiquement pour ce projet.
Le programme copieux de cinq œuvres riches et substantielles a été nourri par le travail approfondi et réfléchi de la part de ces deux sextuors (donc, au total, deux violons, deux violoncelles, deux flûtes, deux clarinettes, deux piano et deux percussionnistes œuvrant avec un bon nombre d’instruments). C’est toujours un immense plaisir de voir se côtoyer l’excellence musicale et la complicité sincère entre les artistes sur scène.
Eastman comme mise en bouche
Il est réjouissant que l’œuvre de Julius Eastman (1940-1990) trouve le chemin de la scène, lui dont la production a survécu in extremis à un destin trouble qui aurait put voir cette musique disparaître à jamais. Ce compositeur américain iconoclaste, afro-descendant militant et homosexuel provocateur, a connu ses heures de gloire dans les années 1960 et 1970 avant de sombrer dans l’itinérance et de mourir dans l’indifférence. Une partie de sa musique lui a survécu, et ce n’est que récemment que ce legs a commencé à être apprécié à sa juste valeur. Les deux sextuors nous ont proposé leur adaptation de Joy Boy (1970), œuvre à instrumentation variable, initialement conçue pour « quatre instruments aigus ». Les douze musiciens ont élaboré leur adaptation sur la base de choix de dynamique cohérents ainsi que sur celle d’une exploitation subtile et pertinente des couleurs instrumentales
Les dangers cachés par la beauté
La compositrice afro-américaine Yaz Lancester proposait ensuite Datura (2024) une œuvre de vidéo-musique présentée en première montréalaise. La compositrice a conçu sa pièce portant comme titre le nom d’une fleur toxique et mortelle en exploitant une opposition simultanée des deux sextuors. Un premier joue une musique douce, consonante, hypnotisante et moelleuse qui a un je-ne-sai-quoi d’enrobant et de réconfortant. Cependant, simultanément, le second sextuor vient parasiter cette beauté presque naïve par des sonorités acides et brutes, L’effet est réussi : la beauté côtoie l’étrange, le lugubre, le dangereux, à l’image de cette magnifique fleur qu’il vaut mieux observer de loin. Magnifique musique, mais accompagnée d’une vidéo plutôt terne qui n’apportait pas grand chose au discours musical. La musique parlait d’elle-même, ce qui est déjà un grand accomplissement!
Création et classique
Suivait Darkside de James O’Callaghan, une œuvre pour double sextuor, support électronique et mise en scène. On savait le compositeur très habile à manipuler diverses sonorités pour construire un discours pertinent avec des sons qui, entre des mains moins expérimentées, seraient relégués à l’anecdote. Sa musique se présente dans un enchaînement de sections fragmentées très évocatrices, presque cinématographiques, ce qui stimule grandement l’imagination à l’écoute. La dernière section de l’œuvre laisse cependant un peu perplexe : sur un aplat harmonique un peu longuet, les deux percussionnistes recouvrent graduellement les autres interprètes d’un voile blanc. Cet élément de mise en scène ne convainc pas totalement car, bien que l’effet soit visuellement intéressant, il semble gratuit et peu en phase avec le propos musical qui précédait.
Au retour de la pause, nos deux sextuors ont présenté Workers Union (1975) de Louis Andriessen (1939-2021), un classique qui avait fait l’objet d’un enregistrement en 2016 par ces même musicien·ne·s lors de leur première collaboration. Cette partition emblématique du compositeur néerlandais n’a rien perdu de sa pertinence et de sa vitalité. L’implication minutieuse des douze instrumentistes a fait mouche et leur interprétation pleine d’énergie a soulevé d’enthousiasme le public.
Une finale baroque
Le concert se terminait avec une œuvre de Nicole Lizée, ChamberDestroy AKA ChamberVania, FKA ChamberKill (2022) pour double sextuor, bande originale et vidéo. Tout comme James O’Callaghan, la compositrice est passée maître (ou devrait-on dire passée maîtresse?) du bidouillage sonore, ici au service d’un imaginaire ancré dans la pop culture des années 1970 à 1990, des arcades et des consoles de jeux vidéos. Avec sa mise en scène qui met à profit principalement les percussionnistes (à la fois musiciens, mimes et acteurs) et la vidéo bourrée de références (on y retrouvait des allusions à Pacman et à Pong, entre autres choses …), ce projet baroque et flamboyant prenait des allures de théâtre musical, voire de performance tel qu’on le définit dans le milieu des arts visuels. La profusion des effets sonores et visuels (les musicien·ne·s manipulant divers objets en plus de leur propre instrument) rend cette pièce très dynamique et, malgré une petite impression de longueur à mi-parcours, laisse une forte impression dans l’esprit du public.
C’est une rencontre riche et stimulante que nous ont offert les deux ensembles spécialisés en musique contemporaine. Saluons l’audace et la prise de risque dans les créations ainsi que dans le répertoire qui formait le cœur de cette soirée dynamique et énergique.