Ludwig Van Montreal

CRITIQUE | La force inarrêtable du phénomène Glass Marcano

Glass Marcano dirigeant l'Orchestre Métropolitain à la Maison symphonique. (Photo : François Goupil)
Glass Marcano dirigeant l’Orchestre Métropolitain à la Maison symphonique. (Photo : François Goupil)

Le 23 mai 2024, à l’occasion de la première venue de Glass Marcano devant l’Orchestre Métropolitain, j’écrivais « On peut d’ores et déjà affirmer que la carrière de Glass Marcano sera plus qu’un feu de paille, beaucoup plus qu’un phénomène passager sans lendemain. » Je laissais aussi entendre que plutôt que de porter aux nues le chef finlandais Klaus Mäkelä en le déclarant « meilleur chef du siècle », le documentariste Bruno Monsaingeon devrait être en train de documenter l’ascension de cette jeune femme à la présence magnétique.

En tournée d’arrondissement avec l’Orchestre Métropolitain du 12 au 16 novembre dernier, la cheffe vénézuélienne a fait une nouvelle démonstration éclatante de son talent, de son leadership énergique et joyeux, ainsi que de l’intelligence et de l’application qu’elle met à apprendre son métier et à développer sa carrière sur des bases solides.

Le programme était présenté dans l’ordre inverse à la tradition, commençant par la Symphonie du Nouveau monde de Dvořák et se poursuivant après la pause avec le Troisième concerto pour piano de Prokofiev, mettant en vedette Tony Siqi Yun, et la pièce Kauyumari de Gabriela Ortiz.

C’est une Symphonie du Nouveau monde ayant subi toute une cure que nous a présentée la cheffe. Mes tendances puristes me rendent plutôt sceptique devant ces changements de tempo non indiqués dans la partition, des ralentissements ajoutés à chaque détente et inversement, des accélérations ajoutées à chaque intensification. J’appartiens plutôt à l’école de pensée ayant pour principe que si le compositeur voulait un rallentando ou un accelerando, il en aurait indiqué un, et que c’est à l’interprète de détendre (ou d’intensifier) la musique de l’intérieur, pour ainsi dire, en saisissant tous les autres moyens à sa disposition : nuance, timbre, densité. Mais je serais bien mal venue de m’insurger quand, entre les mains de Glass Marcano, le résultat est aussi probant que cette fin de deuxième mouvement prenante, où la salle entière a retenu son souffle, absorbant les derniers échos des accords de contrebasses. Et si je vous avoue que l’explosion d’énergie de la finale m’a tiré des larmes, vous mesurerez combien il est impossible de résister à la force avec laquelle l’interprète nous emporte dans sa vision non orthodoxe.

Chaque mouvement de sa gestuelle est habité, empreint d’intention. Elle n’est jamais obligée d’ajouter des sparages comme le font certains chefs qui se sont peinturés dans un coin avec un geste mal calculé et compensent en ajoutant des gestes vides. Elle possède manifestement la symphonie sur le bout des doigts, abandonnant avec aisance le motif de battue pour préparer tel accent ou faire ressortir telle voix intérieure. Autant Marcano est capable déchaîner des explosions d’énergie, autant elle n’a pas peur des silences, donnant à l’absence de production sonore autant de signification qu’à sa présence. Elle ne craint d’ailleurs pas d’ajouter une longue respiration avant l’ultime « libération » (pour reprendre son concept) du thème principal du quatrième mouvement.

À deux ou trois occasions, des changements de tempos subits ont joué des tours à l’orchestre, qui n’a pas entièrement suivi, mais ce n’était que de légers flottements vite résolus. Il faut dire que l’interprétation proposée par la cheffe avait de quoi secouer des habitudes bien ancrées! L’Orchestre Métropolitain, qui passe de moment fort en moment fort depuis son retour de tournée l’été dernier, a égalé la cheffe en don de soi et en prise de risque.

Marcano a été tout aussi impressionnante comme accompagnatrice dans le Troisième Concerto pour piano de Prokofiev, faisant preuve d’une écoute généreuse et souple. Elle formait avec Tony Siqi Yun un duo étonnamment bien agencé et complice, les deux tirant de leurs instruments respectifs des sonorités amples et soyeuses ayant encore un pied dans le post-romantisme. Leur Prokofiev possède une qualité lyrique peu habituelle pour ce répertoire, ce qui ne les a pas empêchés de conclure par un déferlement d’énergie de plus en plus frénétique et enlevant. En rappel, Siqi Yun a changé de registre émotif en offrant une tendre interprétation de la célèbre Valse en la bémol majeur, op. 39, no 15 de Brahms.

Après une exécution efficace de Kauyumari, une pièce axée sur un motif unique et des variations de textures, Marcano est revenue sur scène parée d’un coupe-vent aux couleurs du Venezuela pour faire jouer à l’orchestre un arrangement d’un chant de son pays natal. En introduisant la pièce, elle a remercié l’orchestre avec emphase d’avoir accepté de jouer la musique d’un autre pays, semblant trouver ça inhabituel – alors qu’ils venaient de jouer ensemble un programme composé d’une symphonie américano-tchèque, d’un concerto franco-russe et d’une pièce mexicaine!

À cette étape-ci de sa carrière, Glass Marcano combine une personnalité affirmée, des idées musicales originales et une technique solide. Ma seule crainte pour elle est que le type de son et l’approche d’interprétation qu’elle cultive lui permettent de briller dans le répertoire romantique, post-romantique et certains courants de la musique d’aujourd’hui, mais ne se transposent mal au répertoire d’autres époques. En tant que cheffe d’orchestre symphonique, elle n’est pas forcée de se coltiner le répertoire baroque (à condition d’éviter de diriger la Messe en si mineur ou le Messie). Elle n’aura cependant pas le choix de diriger du Beethoven ou du Brahms, deux catalogues d’œuvres aux caractéristiques encore fortement classiques que j’imagine mal bien soutenir le genre de traitement qu’elle a fait subir à la Symphonie du Nouveau Monde. J’admets cependant volontiers que c’est peut-être seulement dû aux limites de mon imagination, et j’attendrai avec plaisir la preuve que je me trompe. De toute façon, le répertoire romantique et post-romantique lui fournit déjà un immense terrain de jeu dans lequel s’amuser en nous entraînant joyeusement à sa suite.

Le public de la Maison symphonique, survolté, a récompensé la cheffe et l’orchestre par des vivats bien sentis.

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